Des intellectuels tentent ces derniers temps de comprendre ce qu’il en est. Nous avons choisi de nous arrêter sur trois de leurs productions destinées au grand public. Celle d’un philosophe, Frédéric Gros [1], puis celle d’une philosophe plus connue, Sandra Laugier, [2] et enfin d’un sociologue, Albert Ogien [3]. Ces textes sont intéressants à divers titres, autant par ce qu’ils disent que par ce qu’ils omettent.
Apprendre à désobéir
Il apparaît que rien ne semble aussi difficile. Tout parent s’est trouvé un jour ou l’autre face à son enfant et à son NON ! définitif. Il lui a fallu tout à la fois beaucoup de patience et de détermination pour faire ravaler au bambin son opposition déterminée et le faire aller droit. C’est le début de la soumission, de l’obéissance ! Est-il possible de faire autrement ? Sauf dans une société idéale ou tout serait beau, il n’en est pas question. La structure même de notre monde n’est supportable que parce que tous se plient au respect d’un certain nombre de règles édictées par des entités légales ou divines, extérieures aux individus. La question de savoir à quel moment il faut désobéir se pose alors. Howard Zinn, l’auteur d’une Histoire populaire des Etats Unis retourne la question « La désobéissance civile n’est pas notre problème. Notre problème c’est l’obéissance civile ». Il rejoint alors Etienne de la Boétie qui écrivait vers 1560 « le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres ». Frédéric Grosi précise ce propos « il veut dire que l’obéissance n’est pas un système vertical de domination : elle suppose des chaînes de complicité ». C’est bien là que le bât blesse. Désobéir, c’est le plus souvent, au départ, se mettre à dos son entourage. Pourtant c’est une des formes incontournables de la construction de la personnalité. Cela n’a rien à voir avec de l’héroïsme ou de l’individualisme. F. Gros rappelle que Henry David Thoreau a livré la clé dans son Journal : « Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ? »
Sans aucun doute, pour être citoyen, au sens basique du terme, c’est-à-dire membre de et vivant dans la cité, il faut se plier aux normes du collectif, aux lois publiques, mais jusqu’où ? Notre auteur rappelle que « le fait d’obéir garantissait presque par magie le confort de n’être plus responsable, d’abdiquer sa volonté en la confiant à un autre ». C’est oublier un peu vite que la société n’est pas composée seulement d’individus qui obéissent aux mêmes lois. L’égalité formelle masque une inégalité systémique qui oblige à obéir aux intérêts, financiers ou politiques, de peu de gens. Donc quand Gros dit « C’est le fond marxiste de la pensée politique qui ramène l’obéissance à un rapport de force entre dominés et dominants » nous restons un peu interloqués, comme si ce ‘’fond marxiste’’ était inhérent à toute pensée politique, ce que l’auteur lui-même contredit en citant La Boétie et Thoreau. C’est bien ce rapport de force qu’il faut interroger.
Aucun de ces deux auteurs, et bien d’autres assurément, n’auraient pu imaginer qu’il se passa un moment où des procès à retentissement universel considéreraient le fait d’avoir obéi comme une circonstance aggravante. C’est ce que Frédéric Gros nous rappelle « cette association entre capacité d’obéir et affirmation d’humanité, a volé en éclats avec la Shoah, avec l’expérience totalitaire et génocidaire du XXe siècle » Il reprend à son compte une citation de Peter Ustinov qu’Hannah Arendt recopiait dans son journal « Pendant des siècles, les hommes ont été punis pour avoir désobéi. A Nuremberg, pour la première fois, des hommes ont été punis pour avoir obéi. Les répercussions de ce précédent commencent tout juste à se faire sentir. »
A-t-on changé d’époque ?
Y aurait-il plus d’actes de désobéissance aujourd’hui que hier ? Laugier, avance que « la désobéissance civile, c’était plutôt, à l’origine, un mouvement américain ». Etonnant ! Si les actes de désobéissance civile ont un effet, c’est bien sur la mémoire des intellectuels ou sur leur simple capacité à s’informer. Bien que cette pratique soit à la mode, peu de ceux qui en parlent veulent se souvenir ou cherchent ce qui a pu se passer tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle en France, sans parler de ce qui s’y est passé au moment où l’Europe était occupée par les nazis.
La référence que fait Sandra Laugierii, dans cette interview, à Hubertine Auclert, permet d’ouvrir une autre réflexion. En effet cette femme milite très tôt (1870-1877), pour la possibilité des femmes d’être électrices et candidates. Devant l’absence de soutien du monde politique elle entame, à partir de 1880, une grève de l’impôt en défendant l’idée que, faute de représentation légale, les femmes ne devraient pas être imposables. Cette question du droit revient souvent dans ces textes au même titre que le mot de démocratie, sans que ni l’un ni l’autre ne soit ni défini ni critiqué, comme si l’un et l’autre étaient des en-soi indiscutables, comme s’il ne s’agissait pas d’œuvres humaines.
Il faut cependant reconnaître que Sandra Laugier, ce sera aussi le cas pour Albert Ogien, fait référence à l’action non-violente en tant que telle, et non pas à des actions sans violence. Pour elle « La question de la non-violence se pose d’autant plus aujourd’hui, parce que nous avons à faire à une répression de plus en plus violente », car dit-elle, toute action de revendication est criminalisée et que l’état d’urgence rendrait de plus en plus difficile d’avoir des actions non-violents efficaces. Sa compréhension de ce qu’est l’action directe non-violente détonne dans le concert actuel. Pour elle « La violence commence avec l’atteinte physique aux personnes, pas avec le sentiment de violence » et elle ajoute « Le désobéissant ne se met jamais en position de faire du mal à quelqu’un ». Ce quelqu’un, à notre avis, concerne aussi les forces dites de l’ordre. On aborde là une question cruciale, celle de la bascule de ces forces du côté de la contestation. C’est un problème qui n’est jamais abordé dans les groupes politiques de « gauche » comme si cela était un problème négligeable. Pourtant dans le sud de la France, sur un rond-point, celui de Carbonne, au-dessus de la représentation d’un fusil LBD, une banderole proclamait « Arrêtez de vous suicider, rejoignez-nous ! ». Croire qu’il est possible de renverser le pouvoir en place sans donner aux forces de l’ordre la possibilité de se poser la question de la légitimité des ordres reçus, donc de désobéir, est une illusion tragique. Sandra Laugier déclare qu’« un vrai mouvement de désobéissance activiste, c’est un mouvement qui se bat pour étendre des libertés pour les autres, pas que pour soi » et les autres sont aussi, qu’on le veuille ou non, ceux qui croient de leur devoir de défendre l’ordre en place.
Nouvelle, la désobéissance civile aujourd’hui ?
C’est ce que semble soutenir Albert Ogien dans son interventioniii. Pour nous ce n’est que la prolongation de ce qui a existé depuis au moins un siècle. Il est vrai que lorsque des villes refusent, comme aux Etats unis, d’obéir aux ordres de Washington visant l’expulsion d’immigrés, il y a désobéissance civile. Pour autant, et Ogien le rappelle si « La désobéissance civile a toujours été un acte commis par des individus » aujourd’hui elle « est devenue un engagement collectif et n’est plus le dernier recours mais le premier ». Curieusement il éprouve la nécessité de sortir l’anarchisme du jeu. Pour lui la désobéissance individuelle est le « credo de l’anarchisme ». Pour notre part, si le refus radical de la société peut être qualifier d’anarchisme, nous n’avons pas observé que la désobéissance le soit. Par exemple, il y eut un refus général des forces libertaires avant la guerre de 1914 et une soumission de même niveau quand l’ordre de mobilisation fut donné. Aujourd’hui il est vrai qu’apparaissent des formes collectives de désobéissances civiles comme en Arménie, en Algérie et au Soudan. Les qualifier de nouvelles est un peu rapide elles ne sont que la réutilisation de formes qui avaient été pratiquées dans l’Inde de Gandhi. C’est au fond ce que A. Ogien reconnait quand il parle de leur pedigree historique.
Comme Sandra Laugier il affirme que la désobéissance civile doit afficher sa non-violence. Pour lui les actes de désobéissances civiles « affirment la primauté du droit dans la résolution des conflits ». Plus loin il dit « la désobéissance civile entretient le processus de production continue de la démocratie ».
Droit et démocratie, voilà bien deux termes qui couvrent bien des réalités. Différentes et même souvient opposées. C’est justement en s’opposant au droit comme à l’exercice de la démocratie basée sur le jeu majorité/minorité que la désobéissance civile introduit en leur sein une fracture. Tant le droit que la démocratie ne fonctionnent que par l’accord implicite de la majorité d’une population. Si cette acceptation n’est pas suffisante elle est renforcée par la force dite publique. Ce n’est pas la seule chose où ces intellectuels n’osent pas aller jusqu’au bout de leur réflexion.
En cela ils reflètent bien ce qu’expriment les courants actuels prônant ou pratiquant la désobéissance civile. Ils sont nombreux aujourd’hui en France à entrer dans ce type de pratique, qu’ils le fassent spontanément comme les Gilets jaunes, ou plus délibérément comme les activistes des « Décrochons Macron » ou ceux qui sous l’étiquette d’Extinction Rebellion semblent remplir la fonction de Black-blocs non-violents. Il en est de même pour la plupart des courants environnementalistes et de leurs soutiens. Partout il apparait que le capitalisme n’existe pas. Nulle part il n’est fait mention d’une réflexion sur les rapports de production. En dehors de nos frontières, il en est de même, que ce soit avec les groupes toujours plus nombreux qui, en Allemagne envahissent les mines de lignite, en Algérie occupent les rues en masse, au Soudan se heurtent violemment avec les milices criminelles du Darfour, en Arménie comme à Porto Rico réussissent à faire tomber un pouvoir et en mettent un autre à la place.
Partout il semble que le capitalisme soit un horizon indépassable.