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5- Fin de la guerre et procès de Nuremberg

Anarchistes et juifs.

En guise de préalable

Il faut biens sur se méfier des anachronismes. Regarder la situation en 1945 avec des yeux d’aujourd’hui ne peut être que trompeur. Nous savons depuis une trentaine d’années qu’une grande partie des juifs européens ont disparu dans les camps. Les massacres de toute sortes sont du domaine public. Mais au fond que savait-on en 1945 ? C’est bien la question. Le premier numéro du Libertaire de cet après-guerre est publié avec la date du 14 décembre 1944. A ce moment-là la guerre est loin d’être finie. Il faudra attendre encore presque six mois pour que Berlin tombe. Ce Libertaire n°1 essaye de faire le point sur la situation générale. Ses rédacteurs déclarent que si « la lutte contre l’hitlérisme doit être menée à bonne fin, nous n’entendons pas par-là apporter une adhésion complète à toutes les formes que peut revêtir cette lutte ». Ce qui marque à sa lecture est un article célébrant mai 36 en Espagne avec la photo de Durruti.

Dans le deuxième numéro qui est paru en février 45, une colonne est consacrée au peuple allemand. Le parti travailliste britannique vient de déclarer « que le peuple allemand devait partager au même titre que ses chefs la responsabilité de cette guerre ». Ce que conteste l’auteur de cette colonne. Les Allemands ne seraient pas « tous capables de mitrailler Asq ou Oradour, de persécuter les israélites… » Il apparait ainsi que dans les rangs anarchistes on ne sait pas ce qui s’est passé à l’Est. La dernière libération des camps, celui de Theresienstadt aura lieu le 7 mai 1945. Le Libertaire -5- annonce le retour en masse des prisonniers, conséquence de l’ouverture des camps par les Américains et les Soviétiques. Il ne semble pas y avoir de prisonniers juifs ! Mais dans le numéro 6 (juin 45) un article en page 2 intitulé Atrocités nazies reconnait clairement ce qui vient de se passer et que l’on nommera des années plus tard la Shoah. « Nous n’oublions pas la barbarie cruelle entre toutes qui condamnait, toute une collectivité à l’extermination pour le simple fait qu’elle était d’origine juive, Cet antisémitisme exacerbé n’épargnait pas plus les enfants que les femmes ou les vieillards. Et nous n’avons pas attendu la guerre pour le combattre ». Le reste de l’article compare cela à d’autres traitement criminels, de la guerre des Boers à ceux à la centrale de Clairvaux. La spécificité de l’extermination juive n’est pas encore comprise. Au même moment, le Réveil anarchiste suisse publie dans son numéro clandestin de mai 1945 un texte signé semble-t-il par André Prudhommeaux relatant le fait que « Les journaux regorgent de détail sur les macabres découvertes faites par les Alliés dans les camps de concentration allemands. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que c’est encore pire que ce que les plus pessimistes pouvaient craindre. Dans la longue liste des carnages qu’accompagne l’histoire universelle, les dirigeants du Troisième Reich effacent jusqu’aux plus sinistres souvenirs, tant par le nombre de leurs victimes que par la nouveauté des procédés mis en œuvre pour les exterminer ».

Il semble qu’après ces déclarations un certain silence retombe sur l’horreur. Il en est dans la presse et dans le courant anarchiste comme dans le reste de la société. L’envie de vivre prend le pas sur la nécessité de l’inventaire. Ce silence va durer dans le milieu libertaire longtemps. Pourtant à lire l’excellent livre de François Azouvi Le mythe du grand silence (Fayard 2012) ce n’est pas l’absence d’informations qui pêche. Au contraire.


Le Procès de Nuremberg

Cet événement se veut le point final de cette guerre qui a transformé le monde. Il s’ouvre le 20 novembre 1945 et va durer presque un an. Ce procès du nazisme et de ses crimes de guerre va très peu parler des 6 millions de juifs qui en seront les victimes particulières. Le nombre total de victimes a été évalué entre 50 et 80 millions de personnes décédées. Dans un article paru dans le numéro 5 des Cahiers de la Shoah en 2001, l’historienne Anne Grynberg rapporte ce que Jules Isaac (co-auteur des manuels d’histoire Mallet-Isaac) écrit au directeur du Monde, Hubert Beuve Méry le 7 janvier 1946 : « Quelques mois à peine après Auschwitz, on pouvait espérer que le monde civilisé serait secoué jusqu’au tréfonds de l’âme par cet excès de monstruosité sanguinaire, qu’il s’unirait dans un devoir de commémoration et de réparation, que tous ces lieux de torture deviendraient des lieux sacrés pour l’humanité entière. […] Hélas, nous sommes loin du compte. Tant que les Églises et leurs fidèles n’auront pas pris conscience de ces responsabilités initiales chrétiennes, l’antijudaïsme gardera sa virulence ».

Pendant ce temps-là le procès de Nuremberg continue. Le Libertaire de cette période en rendra compte. Dans le numéro du 20 janvier 1946 l’article en première page avec ce titre La Farce de Nuremberg donne le ton. « Les procès politiques du genre de ceux qu’on nous donne en spectacle ne sont pas, cela va sans dire, des opérations de justice mais des moyens de gouvernement ». Une comparaison, pour le moins curieuse, est faite plus loin avec les procès de Moscou. Puis il y a une curieuse exonération des crimes nazis : « Le châtiment des dirigeants nazis constituait l’un des problèmes les plus faciles à résoudre avec dignité et rapidité il suffisait précisément de poursuivre Goering, Rosenberg, Ley. etc. pour leur crime réel, C’est-à-dire la création et la propagation d’une des idéologies les plus malfaisantes et les plus avilissantes que l‘histoire humaine ait connues ; il s’agissait de les condamner en tant que nazis ; point n’était besoin d’un long procès contre ces déséquilibrés du superpatriotisme ». L’auteur continue dans la même veine, ce n’est pas le nazisme que l’on veut punir mais les « crimes de guerre ». Pour lui c’est le « moyen mirifique d’enlever tout sens au procès ». S’il s’agissait de châtier ceux qui se sont conduit en criminels de guerre, dit-il il eut fallu un procès mondial. Il ajoute en écrivant ceci « on espère bien par ce moyen empêcher les citoyens de PENSER ce qui se passe ». Il termine son article comme ceci : « Alors, on commence à comprendre pourquoi les puissants tiennent tant à prolonger et à solenniser la grande farce de Nuremberg ».

Le Libertaire N°43 qui publie un article sur les criminels de guerre proclame en exergue « Les accusés de Nuremberg ne valent pas cher mais leurs juges pas davantage. » L’auteur termine en disant « Non, il n’est pas raisonnable de parler de criminels de guerre. Il y a la guerre tout court et le régime qui l’engendre ! Et une étude approfondie nous conduirait à admettre que tous ceux qui l’ont faite sont des criminels tout court. Mais cela n’a aucune importance. On va immoler à Nuremberg ou ailleurs quelques centaines de premier rôles et grâce à cet acte, de "justice" 2 milliards et demi d’assassins marcheront de par le monde l’âme sereine et la tête haute en oubliant que seule leur lâcheté, en permettant au capitalisme et à l’Etat de se prolonger est à l’origine de l’ascension et des forfaits de tous ceux qu’il est convenu d’appeler des criminels de guerre. »

Dans le numéro du 20 septembre 46 Marcel Lepoil écrira sous le titre De Buchenwald à Nuremberg un article où il dédouane le peuple allemand de toute responsabilité dans ce qui vient de se passer, il ne serait possible que de lui reprocher sa soumission au "fascisme capitaliste".

Le 1er octobre 1946 le verdict de Nuremberg tombe. Un certain nombre d’accusés condamnés à mort vont être pendus dans les 15 jours qui suivent. Le Libertaire et le Réveil anarchiste vont en rendre compte. Il m’a semblé important de reproduire la façon dont ces deux organes vont considérer cet évènement.

Voici ce qu’en dit le journal français du 25 octobre.

« Ainsi un certain nombre des responsables de l’immonde tuerie ont été châtiés. Ce n’est certes pas les anarchistes qui s’élèveront pour défendre leur mé¬moire et trouver le procédé expéditif ou sanguinaire. Pour une fois — la chose vient d’être signalée — nous sommes en plein accord avec le principe de la punition des criminels sociaux. Il serait quand même trop décevant d’assister indéfiniment au triomphe des promoteurs de l’innommable chose et l’homme sensé ne peut qu’applaudir à la mise hors d’état dc nuire de la séquelle criminelle. […] Cependant, notre désaccord ne s’arrête pas ici, il serait vraiment facile — et odieux — de se ruer sur les seuls vaincus et de leur jeter le coup de pied de l’âne, Et les criminels de guerre, que les rangs des vainqueurs recèlent immanquablement, n’ont-ils donc pas, eux aussi, leur part de responsabilité dans le meurtre de CINQUANTE MIL¬LIONS D’HUMAINS ? Resteront-ils im¬punis ? […] Nuremberg relève de procédés partiaux et répugnants. Condamner les vaincus, absoudre tes vainqueurs, c’est, en définitive, le DROIT MIS AU SER¬VICE DE LA FORCE. [..] Pour que le jugement et la sentence aient un plein effet moral et physique tant sur les criminels sociaux que ou sur les peuples, il aurait fallu qu’ils fussent spontanés et rapides. Tuer alors que la légitime défense ou ta peur, ne peuvent plus être invoquées, c’est faire œuvre d’assassinat, qu’on le veuille ou non. La fin du Duce fut normale et légitime. Pris en flagrant défit, alors que sa malfaisance pouvait encore se manifester selon un possible et éventuel retour offensif des armées fascistes, Mussolini, bête sanglante et encore dangereuses, devait être abattu sur le champ ».

Le Réveil anarchiste suisse d’octobre 1946 aborde de son côté la même question, celle de la justice :

Après les pendaisons. Les condamnés à mort de Nuremberg ont passé de vie à trépas. Nous ne perdrons pas notre temps à les plaindre, car leur scélératesse n’était pas douteuse. Mais les travailleurs auraient tort de croire que ces exécutions sont la clôture du chapitre des guerres. Si ces quelques coquins finissent ainsi au bout du chanvre, il s’en faut de beaucoup que la paix soit assurée. Toute la clique des fauteurs de guerre, gouvernants et brasseurs d’affaires, continuent leur infâme besogne. Ce n’est donc pas la sentence rendue tn leur nom, avec un luxe tout théâtral, qui doit nous rassurer, car si uni fabrique de cordes a reçu une commande, toutes les usines de canons et munitions du monde fonctionnent à plein rendement. Plus que jamais il faut mener la lutte contre le militarisme, contre le capitalisme, contre l’exploitation.et contre l’esprit de domination sous toutes ses formes.

Le lecteur pourra se demander pourquoi autant de place est accordée ici à ce procès. Les débats et les actes qui ont suivis ont une importance incontournable pour la suite de notre propos. Deux concepts ont été alors définis juridiquement. Celui de crime contre l’humanité et celui de génocide. Il y eut confrontation entre ces deux idées qui avaient déjà vu le jour avant le conflit. C’est le premier qui l’emporta. Au fond le plus facile à faire passer. D’autant plus que le génocide des juifs par les nazis gênait tout le monde aux entournures. Ce qui prit plus tard le nom de Shoah est alors considéré comme une des horreurs commises par les nazis.

A l’issue du procès une charte est adoptée qui définit le crime contre l’humanité qui a lieu «  dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile ». Fin 1948 les Nations unies adoptent une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide visant «  des actes commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Il faudra attendre 1994 pour que ce crime soit introduit dans le code pénal français.

Personne au cours du procès ne réalise que c’était le cœur du projet national-socialiste. Pour ceux qui seraient intéressés de creuser le sujet un roman hybride, historique et récit personnel, Retour à Lemberg (Albin Michel) peut aider à comprendre ce qui s’est passé alors. Ce silence est aussi au racines du grand silence fait à cette horreur dans la presse anarchiste du moment. Tout ce qui touche alors à l’Espagne est prioritaire, les crimes du franquisme sont, eux, bien connus.