Pourquoi parler dans « Anarchisme et Non-Violence » d’un livre dont le titre « l’Evangile de la non-violence » éveille en nous, anarchistes, des oppositions fondamentales ?
(Anarchisme et non-violence n°20/21 (janvier/avril 1970)
C’est essentiellement parce que Jean-Marie Muller est un camarade avec lequel, même si nous sommes loin d’être d’accord avec ses idées, nous menons une action commune avec des moyens communs.
Il ne faut pas voir ici un essai de récupération. Chacun mène son combat à sa place en laissant l’autre libre de ses actes et de ses idées. Revenant à son livre, il faut dire que ce n’est pas un livre ouvert à tous ceux qui ne sont pas versés dans les arcanes de l’Eglise romaine. On a l’impression d’avoir affaire à un règlement de comptes entre théologiens plus qu’à une littérature de combat.
Dès le commencement, Muller se met dans une position où nous ne pouvons nullement le rejoindre, quand même nous le voudrions. Il s’adresse exclusivement aux chrétiens, catholiques de surcroît. Parlant aux gens de son milieu, il ne peut que parler le langage de ce milieu. C’est pour cela que je ne parlerai que de quelques chapitres où il me semble que nous avons le même langage.
Commençons par le chapitre où nous anarchistes nous allons directement. Celui où Jean-Marie Muller parle de la vérité, de l’intuition anarchiste. Nous ne chicanerons pas Muller sur le fait qu’il appelle intuition ce que nous appelons certitude, c’est-à-dire la dénonciation puis la nécessité de la disparition de l’Etat, encore une fois il s’adresse à un public non sensibilisé à ce problème. Pourtant, je pense que c’est contre ce chapitre que s’élèveront le plus les lecteurs non anarchistes, d’une façon ouverte ou non.
Là où je dirai mon désaccord net c’est quand Jean-Marie traite des objecteurs de conscience. D’accord avec lui quand il parle de l’objection en tant qu’acte politique, quand il déprophétise l’objecteur ; mais quand il dit que l’objecteur ne peut être antimilitariste, alors non ! Nous croyons que la dimension antimilitariste est une des plus importantes chez les objecteurs de conscience.
Je ne débattrai pas maintenant du problème du militarisme, de la différence entre la fonction, le système et l’homme. Je me limiterai à changer un mot dans cette phrase de Jean-Marie Muller : « Il est faux d’assimiler le soldat aux assassins ». Mettez général à la place de soldat et vous verrez !
Parlant de l’objection de conscience, il parle aussi de la coopération, là je ne peux qu’abonder dans son sens : la coopération est le type de la solution individuelle. L’acte même du refus de militer, si le coopérant échappe à la loi il ne la conteste pas. J’ajouterai que le fait de faire la coopération, c’est faire la preuve qu’on appartient à une classe bien déterminée, celle des gens « instructionnés » et qui en ont eu les moyens. Passé le moment de la « militance » estudiantine facile, on emprunte la première échappatoire offerte par l’Etat, pour désamorcer la contestation, en invoquant l’utilité du service, utilité remise en question par tous les experts régulièrement depuis quelques années. Pourquoi les coopérants si soucieux de leur utilité n’y retourneraient-ils pas après leur service militaire et ne chercheraient-ils pas des employeurs autres que les Églises ou les gouvernements ? Pour finir cela, rappelons une parole. Mgr Helder Camara, à qui on posait la question lors de son passage à Strasbourg : Que pouvons-nous faire pour vous ? répondit : De grâce, restez chez vous, vous serez beaucoup plus utiles en luttant chez vous qu’en venant chez nous.
Quand Jean-Marie Muller traite de la justice et de la charité, il le fait en termes de bien ou de mal suivant l’Evangile, ou d’égalité ou d’inégalité en face de la loi, mais les problèmes de l’origine de la loi et de la façon dont elle est appliquée ne sont pas posés.
Jean-Marie Muller pense que la révolution est nécessaire mais ne se prononce pas sur le moment pour la faire ; il reprend la tradition catholique de la nécessité quand le régime devient intolérable et trop injuste. Une question : qui le déclare tel ?
Je pense que la révolution est nécessaire pour passer d’un état social à un autre mais qu’elle n’est possible que quand la situation est intolérable pour une grosse partie de la population ; j’ai trouvé le chapitre sur la défense nationale non violente très intéressant.
Pour clore j’aurais deux questions importantes :
— L’Église catholique n’est-elle pas organisée sur le même schéma que l’État ?
— Nulle part, il n’est question de l’exploitation des ouvriers ni de la nécessité d’une révolution sociale ?
Pierre Sommermeyer