Voici une bonne question ! Comment expliquer que ceux qui prônaient “ni dieu ni maitre“ se soient rencontrés avec ceux qui depuis des millénaires étaient issus d’un peuple qui prétendait au contraire ? Dans ce cas précis cela ne relève pas du hasard. Pour le comprendre, il faut faire un retour en arrière vers la fin du XIX et le début du XXème siècle..
Il est ainsi nécessaire de citer les noms d’un certain nombre d’individus d’extraction juive, qui jouèrent un rôle important dans le mouvement libertaire ? Je me limiterais à ceux-ci : Emma Goldman, Ida Mett, Gustav Landauer, Voline. Je pourrais en citer bien d’autres comme Nicolas Lazarevitch, Alexandre Berkman, Hedwig Lachmann, Erich Mühsam ,Alexandre Schapiro, sans oublier Rudolf Rocker qui bien que non-juif appris le yiddish afin de pouvoir militer dans les milieux juifs ouvriers londoniens.
Commençons par Voline, de son nom originel Eichenbaum, ce militant, qui a vécu à Marseille mort en 1945, nous a laissé un récit historique de la révolution russe sous le titre La révolution inconnue. Gustav Landauer, longtemps méconnu dans les cercles anarchistes latin, qualifié avec raison par Gael Cheptou d’“anarchiste de l’envers’’ auteur L’Appel au socialisme : « Celui qui appelle au socialisme doit être d’avis que le socialisme est une chose qui ne se trouve pas ou presque pas, qui ne se trouve pas encore ou ne se trouve plus dans le monde » Il fut un opposant résolu à la guerre de 1914-18 du côté allemand et mourut assassiné lors des dernières batailles de la République des conseils de Munich en mai 1919. Ida Mett, originaire de Russie, va être très active dans les milieux libertaires tant belge que français. Très liée à Makhno elle sera avec d’autres à l’origine de la rédaction de la Plate-forme organisationnelle qui divisera profondément les libertaires. Elle écrira tant pour Le Libertaire que pour la Révolution prolétarienne. Enfin Emma Goldman, originaire elle aussi de Russie, émigrée en Amérique du nord vers 1885, rejoint le mouvement anarchiste et sera toute sa vie une militante féministe et révolutionnaire internationale incontournable.
Pourquoi donc tous ces gens ont-ils rejoint le mouvement libertaire malgré l’antijudaïsme, la judéophobie, présente aussi bien dans les propos de Proudhon que de Bakounine ? Pour cela il faut se référer à ce que disait Higinio Chalcoff [1], juif originaire d’Argentine : « Nombre d’entre nous ont eu une formation anarchiste par l’intermédiaire de l’éducation religieuse, en tant que nous trouvions dans l’anarchisme une vision plus large de l’humanisme de la tradition juive ». Il y aurait donc un arrière-fond anarchiste dans la Torah [2]. Pour incongrue qu’elle soit, cette hypothèse mérite d’être vérifiée à partir des textes bibliques, en particulier pour ce qu’ils disent de l’organisation sociale et de l’État.
Ce que confirme par ailleurs cet article paru sur le site juif intellectuel K-la revue : L’anarchisme juif et ses résurgences écologiques contemporaines. « Au cours de la période, cet anarchisme juif se nourrit de la Bible, du Talmud et de la littérature rabbinique, mais également des classiques de la philosophie juive et de la philosophie européenne moderne (Spinoza notamment), ou de la science. Si le courant s’inscrit dans le processus d’émancipation des juifs (la Haskalah), il constitue une voie juive spécifique, à côté de l’assimilation et du sionisme ou de la régénération libérale, en présentant une connivence, sur le plan des idées, avec le socialisme ouvrier, l’antiétatisme d’un Kropotkine et d’un Proudhon ou la critique socialiste de la révolution russe. Nous parlons ici d’anarcho-judaisme en raison de la convergence entre judaïsme et anarchisme, à la frontière du messianisme et du socialisme libertaire ».
Je pourrais ajouter qu’il y a, aussi, dans cette position un refus du retour à un piétisme tel qu’il se manifeste au même moment dans sa version hassidique. Les juifs anarchistes vont se trouver très tôt confrontés au sionisme. Nous avons le récit de trois militants anarchistes juifs qui sont aller consulter Elisée Reclus pour avoir son opinion sur une possible installation en Palestine. Celui-ci le leur déconseillera fortement. C’est leur a-t-il dit « une région qui n’est pas faite pour la colonisation. Les juifs ne pourraient y vivre qu’en faisant du commerce et en exploitant la population locale. […] Cela générerait que des conflits avec les Arabes ». Quelques années auparavant, en 1900, un groupe anarchiste, les ESRI [3], avait publié un manifeste en direction d’un congrès ouvrier, qui ne s’était pas tenu. Le titre de cette publication posait la question de cette façon « Antisémitisme et sionisme ». Kropotkine, consulté en 1907, bien qu’hostile au sionisme par conviction politique, opposa surtout des arguments géographiques liés « aux inconvénients climatiques du lieu » [4]. Curieusement, il ne fit aucune référence à l’existence d’une population arabe vivant déjà en Palestine.
Tout cela n’empêcha pas un militant anarchiste Aaron David Gordon (1856-1922) d’installer le premier kibboutz en Palestine. [5] C’est sur cette question qu’Ida Mett va rompre en 1938 avec la Revolution prolétarienne. Pour son animateur principal, Robert Louzon les juifs arrivant en Palestine sont des colons. Pour Ida Mett, ce sont des réfugiés. Et elle précise sa pensée dans une lettre adressée à un membre du noyau de la revue : « À l’heure actuelle, quand dans le monde sévit un énorme incendie dirigé contre le peuple juif, je pense qu’il est criminel de jeter de l’huile sur le feu » [6]. Plus qu’une prophétie qui – hélas ! – va se réaliser, on peut voir là l’effet d’une réminiscence, celle d’une douleur vieille comme l’histoire juive.
Jusqu’alors la pensée anarchiste avait eut à combattre cette vieille maladie présente de longue date dans le mouvement ouvrier présente sous le nom d’antijudaïsme ou judéophobie. L’engagement anarchiste contre les antidreyfusards avait été total lors de l’Affaire. Bien des années après, la montée du nazisme avait jeté nombre de juifs anarchistes dans l’exil. Son antisémitisme exacerbé, total, systémique, n’avait pas attiré l’attention théorique d’un mouvement anarchiste européen tout entier plongé dans le soutien et la participation à la Révolution espagnole. La défaite anarchiste et la “Retirada“ qui s’en suivi occultèrent la montée des périls en Europe avant d’amener nombre de combattant anarchistes à rejoindre les forces qui se battirent contre le IIIème Reich. Faut-il rappeler que parmi les véhicules blindés qui libérèrent Paris nombre d’entre eux portaient les noms de batailles de la Révolution espagnoles avec à leur bord des anarchistes. Mais d’un autre côté bien des juifs anarchistes comme Alexandre Schapiro, (père du mathématicien Grothendieck) qui avait combattu en Espagne ou Erich Mühsam disparurent dans les camps nazis.
Lorsque la Libération arrive en 1945, le nazisme a fait son œuvre. Les anarchistes juifs européens, en tant que groupe identifiable, ont disparus. Les débats sur cette période tragique au sein de l’anarchisme français vont porter essentiellement sur des questions politiques, rôle des communistes dans les camps ou culturelles comme à propos du sort de l’écrivain collaborationniste Céline. Rassinier, militant anarchiste, rescapé de Dora-Buchenwald, publiera en 1950 un livre, Le Mensonge d’Ulysse qui suscitera le scandale bien plus tard. Les premiers débats à son sujet concerneront les conditions de vie dans les camps. Cette phrase « Mon opinion sur les chambres à gaz ? Il y en eut : pas tant qu’on le croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit. » ne sera pas relevée. La liquidation des juifs, ce que l’on appellera plus tard la Shoah, ne sera pas un sujet de débat sur le moment. Il faudra l’irruption de compagnons anarchistes allemands, accusant Rassinier de publication dans des revues d’extrême droite pour que ce dernier soit exclu de la Fédération anarchiste. Son livre sera repris comme pièce à charge dans les délires de Faurisson rejoint par quelques anarchistes et antistaliniens en perdition.
En 2019 la Fédération anarchiste en son congrès du mois de juin adoptera cette motion sur l’antisémitisme où est déclaré qu’« après la Seconde guerre mondiale et l’extermination des Juifs, la plupart des militant•es juifs et juives ayant disparu, s’en est donc suivi un silence lourd de conséquence sur la Shoah, y compris dans les rangs des militant•es anarchistes. Est-ce dû au fait que la Shoah nous questionne profondément en tant qu’êtres humains ? […] L’ignorance de ces faits alimente le négationnisme et le révisionnisme ».
Pierre Sommermeyer
Anarchistes et juifs. Anarchisme, antisémitisme, antisionisme. Editions libertaires 2021
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