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La novlangue néolibérale

La rhétorique du fétichisme capitaliste
Alain Bihr
Page 2/Syllepse, Lausanne / Paris 2017, 340 p., 18€.

Il y plus d’une cinquantaine d’années un journaliste, Eric Arthur Blair, revenu de bien des guerres, se mit en tête d’imaginer une société particulière où le langage modèlerait la réalité. Peu de temps auparavant, un autre individu, Victor Klemperer s’était mis en tête d’enfin publier un ouvrage intitulé Lingua Tertii Imperii où il avait rassemblé des années durant nombre de ses écrits tentant d’analyser la langue du Troisième Reich. Ces deux façons d’aborder la question du langage autoritaire ont marqué notre époque. Inventer un vocabulaire pour transformer la réalité est devenu une façon incontournable d’exercer le pouvoir. Dès lors qu’il y a un nouveau langage, dès lors qu’il y a des éléments de langage produits par nos princes, il devient indispensable que certains se chargent de nous fournir les outils de compréhension, de démystification, bien sûr, de ces mots qui règnent sur notre société. Alain Bihr est de ceux-là. Ce nouveau livre, qui est en fait une réédition approfondie d’un ouvrage précédent, nous offre de quoi démonter une petite vingtaine de termes parmi lesquels on trouve Etat, Europe, fonds de pension, liberté, marché, réforme, etc. Je me suis arrêté sur deux termes qui tournent en rond dans les discours comme des moulins de prière.

La société civile

Cette idée est devenue le mantra de cette époque, avec la pointe, le climax qu’est l’élection de Macron et la formation du nouveau gouvernement de mai 2017. Difficile de dire ce qui se cache derrière cette notion qui semble mettre tout le monde d’accord sans jamais expliquer ce qu’elle recouvre. Cette mise au jour est ce à quoi Alain Bihr s’emploie dans ce livre.

Il s’agirait d’un concept qui a vu le jour au cours du début des années 1970 dans la foulée de ce que l’on appelait la deuxième gauche. Il s’agissait d’inventer un socialisme alternatif à celui qui était alors réellement inexistant. Il s’agissait aussi d’appeler à rompre le tête-à-tête Capital/Etat au profit d’une démocratie directe. Au cours du temps cette « deuxième gauche » devint le fourrier d’un néo-libéralisme qui n’osait pas encore dire son nom. Simultanément on assista au développement d’un entre-deux sociétal qui semblait échapper aux classifications classiques tant marxistes qu’anarchistes. Sur les bases posées en 1903 de la liberté associative, un grand nombre d’associations virent le jour au cours des dernières décennies du XXe siècle. Elles avaient pour la plupart, et c’est ce que nous rappelle A. Bihr, mis en place des rapports contractuels avec l’Etat.

Dans Réfractions n° 15, consacré aux services publics entre autres, nous avions déjà abordé le rôle singulier qu’elles pouvaient jouer dans le domaine de la santé. Ces rapports sont en fait des rapports marchands. Une force de travail s’échange contre un salaire. La société civile prend insidieusement la forme d’une société capitaliste, autrement dit celle-ci se cache en fait derrière un vernis civil. Ce qui a pour conséquence que l’apparition de jeunes pousses (start up) en dehors du périmètre reconnu de l’entrepreneuriat capitaliste donne une dimension transgressive à ce qui n’est au fond qu’une mutation du capitalisme, une de plus. Dans cet article fort instructif et décapant, l’auteur oublie de souligner que dans cette société dite civile la règle d’or est l’auto-exploitation. Comment me révolter puisque membre de l’association qui m’emploie je suis mon propre patron ? Si je ne suis qu’employé, si je ne suis là que pour rendre service, quelle est la place des luttes de classes ? Il est possible d’avancer que la société civile, si chère à nos nouveaux gouvernants, est la solution à cet insupportable problème qu’est la lutte des classes. Cependant n’oublions pas que dans l’imaginaire social le tissu associatif est l’espace de respiration d’une société oppressée, étranglée par la pression étatique d’un côté et l’obligation consommatrice de l’autre. Tout un chacun, membre d’une association de pêche, bouliste ou collectionneur de timbre, considère la subvention qui lui échoit comme une forme de redistribution de la richesse publique et non pas comme la marque d’un lien de dépendance. Au fond cet argent vient de quelque part, peut-on penser, et pas forcément de l’impôt. Quand les diminutions des subsides financiers coïncident avec les discours sur la nécessité pour l’Etat d’apurer ses comptes et de rembourser sa dette, les membres des associations touchées réalisent à quel point ils sont devenus une variable d’ajustement.

C’est ce que les membres des associations réalisent quand les fonds viennent à baisser, si ce n’est à se tarir au prétexte qu’il faut apurer les comptes et rembourser ce que le pays doit.

La dette

En cinq points Alain Bihr nous dévoile la structure cachée de cet épouvantail que brandissent les tenants de l’orthodoxie budgétaire, terme sous lesquels se cachent les mercenaires de la finance transnationale.

La dette apparaît comme un rappel honteux et obsessionnel dans les mois qui suivent la crise financière 2007/2009.
1- Elle résulte des dépenses de l’État sur ses recettes.
2- Elle est liée à l’évolution économique générale.
3- Elle est un artefact politique, en ce sens qu’elle renvoie à l’organisation des finances publiques.
4- Elle est perpétuelle, en ce sens que l’État emprunte pour payer les intérêts des emprunts précédents.
5- Elle a une vie en tant qu’elle perdure, indépendante de la façon dont s’équilibrent les recettes et les dépenses.

Mais d’où vient cet argent ? Difficile de le savoir tant est obscure cette partie de l’écheveau. Existe-t-il une instance supérieure qui décide du taux auquel notre Etat emprunte ? Oui ! C’est le marché ! Dans le discours néo-libéral il s’agit de ce quelque chose qui a pouvoir de vie et de mort sur tout un chacun. Tout comme auparavant il fallait satisfaire Zeus, puis Jupiter puis Dieu, aujourd’hui il faut satisfaire le marché pour les monothéistes financiers, les marchés pour les autres. Selon A. Bihr l’argent au départ provient des ménages et des entreprises par le biais de mécanismes divers, banques de dépôts, assurances, etc. Il apparaît ainsi que le fonctionnement de l’État devient possible par la participation de revenus qui ont échappé à l’impôt et le fait d’en toucher les bénéfices. La question qui ressort de l’exposé très (trop ?) complexe que nous fait l’auteur est : mais comment sortir de cet embrouillamini ? La récusation de sa dette par un Etat est extrêmement rare si ce n’est impossible. L’auteur nous dit qu’elle ne peut être que « le fait d’un pouvoir révolutionnaire marquant sa volonté de rompre avec l’ordre capitaliste ». Ce qui fut le cas lors de l’URSS naissante. La voie d’une dévaluation massive n’est elle pas aussi une façon de rembourser en monnaie de singe, comme cela semble avoir été le cas de l’Allemagne des années 20 face aux dommages de guerre ? On sait bien qui a payé la note.

Cette impossible récusation, certes indispensable, incontournable, est « un des deux principaux moyens d’instrumentalisation directe de l’appareil d’État par la bourgeoisie, l’autre étant l’occupation des sommets du dit par des membres issus de cette bourgeoisie ou tout entier gagné à ses intérêts ».

Au delà d’avoir rassemblé un certains nombre de mots de cette novlangue qui nous sont assénés tous les jours par tous les medias, ce livre a un intérêt certain, celui de nous faire réfléchir, nous faire comprendre, comment fonctionne aujourd’hui notre société. La densité de cet ouvrage peut sembler d’une approche difficile. Il serait souhaitable qu’une version plus simple, plus didactique, d’une apparence plus simple soit mise à la disposition des militants intéressés par la problématique économique sans avoir la formation nécessaire.

Pierre Sommermeyer