Michel Warschawski, Sur la frontière, Stock, III, 2002
Voici un livre dont il est difficile de rendre compte. Il existe peu de chose dans la littérature anarchiste sur Israël. Cela a toujours semblé un sujet difficile à traiter. Il fallait éviter l’écueil de l’antisémitisme. Le spectre de la Shoah traînait, pas loin. Et, de surcroît, c’était le seul endroit de la planète ou des formes de collectivisation existaient hors du système soviétique. Ce livre nous délivre de tous ces dangers. Il n’a pas été écrit par un anarchiste ; pour autant, nous pouvons nous reconnaître dans les luttes qu’a menées ce trotskiste tendance LCR.
Écrit par un autre, on pourrait crier à l’antisémitisme, mais l’auteur est un Français strasbourgeois M.Warschawski trace un portrait du mode de vie de la communauté juive strasbourgeoise qui éclaire le comportement de cette partie de la population mais ne la rend pas moins étrange pour autant. [1] émigré en Israël en 1967 pour y faire des études talmudiques et qui, face à la réalité de la société israélienne, change de motivations, se lance dans l’action politique et devient un des leader du groupe Matzpen qui fera beaucoup parler de lui, étant le seul à critiquer la nature coloniale de l’État d’Israël. Le récit de son combat ne surprend que par l’endroit ou il est mené, c’est-à-dire ce que l’on considère dans nos régions comme le pays le plus démocratique du Moyen-Orient, Israël. Warschawski y décrit la fin d’un monde et le désarroi dans lequel cela le plonge. À ceux qui lui demandent quand donc il va partir, il répond : « Je ne suis pas un déserteur...
Mais cette réponse est évidemment insuffisante et donc fausse. Ai-je le droit de laisser Tabila [sa fille] sur un bateau qui semble foncer vers la catastrophe ? » L’auteur raconte comment il a lutté pour changer le cours des choses de 1967 à l’assassinat de Rabin. Comment debout « sur la frontière ». [2] , il s’est battu en affirmant sa solidarité avec les Palestiniens niés par un État impérialiste. En parlant de ses amis, il dit : « En refusant le confort, ces quelques dizaine d’hommes et de femmes ont sauvé l’âme du peuple d’Israël. » Voilà dans quelle contradiction M.Warschawski se débat. Ce qui nous intéressera plus particulièrement c’est l’analyse de l’évolution de la société israélienne. L’assassinant de Rabin, le 4 novembre 1995, marque, dit-il, la fin d’une époque : « La périphérie prend le pouvoir. » Et, en Israël, cela veut dire que ceux qui étaient exclus du pouvoir, les juifs d’origine arabe et les religieux, ont fait cause commune et ont pris place dans la lutte acharnée de ceux qui se réclament des fondateurs d’Israël. En caricaturant, on peut parler de revanche des Sépharades sur les Ashkénazes. Ces derniers avaient créé un État pour se défaire de l’image du « juif » qu’ils traînaient avec eux depuis des siècles. [3]Le mépris qu’ils avaient pour les juifs européens était sans bornes. [4] Ils sont les héritiers d’un monde qui a disparu définitivement, celui de l’utopie totalisante qui voulait construire un homme nouveau.
Pour autant, si la périphérie s’est emparée du gouvernement elle n’a pas le pouvoir. Médias, institutions, économie sont toujours aux mains des vieilles élites. On a pu lire récemment dans Libération une interview d’un ministre rabbin, qui faisait de la presse une analyse que n’aurait pas rejeté Le Pen, ce dernier aurait juste ajouté qu’elle était aux mains des juifs, ce qui dans notre cas allait de soi. Comment en est-on arrivé là ? Comment « la frontière érigée entre le passé diasporique et le présent moderne est-elle devenue une muraille de haine et de terreur réciproque » ? M.Warschawski met en cause le profond « mépris des sionistes envers la religion et les religieux qui n’avait d’égal que la haine que leur vouaient ces derniers ».
À ce mépris des autres, il ajoute l’absence d’un courant véritablement laïque en Israël. C’est cette contradiction insoluble entre la volonté de construire quelque chose de nouveau et les raisons historico-religieuses du lieu de cette163 construction qui laisse la place à ceux qui disent aux fondateurs et a leurs descendants : « Vous avez été les outils de la volonté divine et, avec vos armes, vous avez créé un État pour les juifs. À nous maintenant de lui donner un contenu. » [5]
Dans le contexte actuel, avec Bush comme boutefeu et Sharon comme pousse-au-crime et Saddam Hussein comme victime complaisante, on peut dire que notre région est entrée dans l’œil du cyclone.
Dans un article du Monde [6] , un universitaire démontrait les trois légitimités d’Israël, qui peuvent s’énoncer telles quelles : la légitimité des frontières d’Auschwitz, la légitimité de la promesse divine et le fait accompli. Dans le cadre de cette sorte de folie rationalisée, [7]l’auteur avance qu’Israël a le droit impérieux de protéger ces « frontières d’Auschwitz, y compris au moyen de l’arme ultime ». Nous nous trouvons, en tant qu’anarchistes, devant un problème somme toute assez simple quant à sa formulation : jusqu’où la demande de reconnaissance de sa propre altérité est-elle légitime ? On peut arguer du cas « caricatural » que pose Israël, mais on ne peut l’évacuer tel quel. La question juive n’a pas fini de nous obliger à regarder le néant en face.
Pierre Liebrecht