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Du passé faisons table rase !

Au cours de ces premières années du vingt et unième siècle, la question du roman national, c’est-à-dire de quelle façon l’Histoire est racontée est revenue en force. Elle a semblé, dans un premier temps, faire partie du discours des forces conservatrices dans les pays européens de façon claire comme en France ou de façon détournée comme lors de la première vague des réfugiés originaires des ces contrées menaçantes pour notre « vraie culture ». Elle est aussi présente dans le discours de groupes qui ont semblé se situer à gauche ou qui ont été considérés comme faisant partie de la gauche.

Mais les faits historiques sont têtus. Ils peuvent se prêter à toutes les interprétations, à tous les détournements, à tous les discours, à toutes les revendications. Pour autant ils ont été et restent tels qu’ils furent. Aux historiens de leur rendre toute leur ampleur. Patrick Boucheron est de ceux qui ouvrent les faits historiques à tous les vents qui les ont constitués. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France il déplore cette « régression identitaire qui poisse notre contemporanéité ». Au nom de nos morts, au nom de nos combats, certains affirment avoir raison. Ainsi les morts qui n’étaient pas des leurs ou les combats que d’autres menèrent n’ont pas droit de cité. Mais parfois l’Histoire se venge.

L’Histoire, mais quelle histoire !

Janvier 2005, un Appel pour les Assises de l’anti-colonialisme post-colonial est lancé par une poignée de militants issus des quartiers populaires (de nombreuses reproductions existent en ligne). C’est ainsi que surgissent dans le débat politique les Indigènes de la République. Cet Appel reçoit un accueil positif et rassemble bien au-delà du cercle initial. Il faut dire qu’à ce moment là la gauche, les groupes et les individus qui s’en réclament sont orphelins. Ils n’ont plus de discours auxquels se raccrocher. L’espace entre le communisme réellement existant et le capitalisme a disparu, occupé par une économie triomphante, libérale et transnationale. La chute des tours américaines qui date d’un peu moins de quatre ans a montré que les damnés de la terre continuent un combat qui exclut de fait ceux qui vivent dans l’aire euraméricaine. Cet Appel arrive à temps. Il offre un repli aux velléités militantes et solidaires. Les opprimés sont dans nos murs. Ce sont ceux qui, ayant rejoint l’Eldorado européen, en ont été repoussés sur les marges, dans ce qui a pris le nom de Quartiers populaires où se vit un apartheid qui ne dit pas son nom.

Un grand nombre de réunions se tiennent alors pour donner corps à cet appel. Une marche est organisée le 8 mai 2005. Dans le Monde libertaire du 23 avril 2005 parait alors un article intitulé « L’anticolonialisme post-moderne » où j’aborde la question des références historiques de cet appel et donc des soubassements idéologiques de ses auteurs.

Quelle Histoire ?

Que la France ait été un pays colonial, avec toutes les atrocités, les horreurs qui vont avec, personne ne peut le nier et en tous les cas pas les libertaires de quelque bord qu’ils soient. Avant d’aborder la question des références historiques il faut noter que cet Appel comporte une dénonciation sur laquelle nous reviendrons plus loin, à propos des jeunes des banlieues qui seraient porteurs d’antisémitisme.

Les divergences apparaissent plus loin. Accuser le colonialisme d’avoir créé un antagonisme entre Berbères et Arabes est pour le moins un peu rapide si ce n’est mensonger et témoigne pour le coup d’un arabisme colonisateur qui n’ose pas dire son nom. Depuis des lustres les Berbères algériens réclament la reconnaissance de leur langue, l’amazigh, au même titre que l’arabe.

Quand cet Appel affirme que ses auteurs se proclament « les héritiers de ces Français qui ont résisté à la barbarie nazie et de tous ceux qui se sont engagés avec les opprimés », on peut se demander si ces Français (où sont les étrangers qui combattirent avec eux ?) ne se considéraient pas comme opprimés eux-mêmes. Puis étrangement une affirmation péremptoire surgit : « Dien Bien Phu est leur victoire. Dien Bien Phu n’est pas une défaite mais une victoire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! » .

Pour les jeunes générations, peut être faut-il rappeler que la guerre d’Indochine se termine en mai 1954 par cette défaite de l’armée française. Le conflit avait débuté en 1946 avec la revendication d’indépendance de Vietnamiens résistants à la conquête japonaise. Ils avaient le soutien de la révolution maoïste chinoise qui n’était pas encore arrivée à Pékin. La droite militariste française avait fait ce qu’il fallait pour que toute tentative de négociation échoue. Devant la détermination des soldats vietminh l’armée française avait rendu les armes et un régime totalitaire stalinien avait recouvert le pays, liquidant ou poussant à l’exil une opposition radicale de gauche. Victoire, certes, Dien Bien Phu le fut. Pour la liberté, l’égalité, la fraternité, plus de soixante dix ans après ces principes sont toujours absents. Cette révérence par rapport à un régime autoritaire se retrouvera plus tard. A ce propos je rappellerai ce que je disais alors : « Nous [les libertaires] connaissons trop bien la nature de ces vainqueurs qui avaient déjà gagné en Octobre 17 en Russie, qui avaient massacré tant d’anarchistes et de poumistes en Espagne puis avaient continué dans les camps de regroupement français comme à Gurs. Ces vainqueurs qui laissent derrière eux des pays épuisés, culturellement et économiquement ».

Ce manifeste rappelait avec raison que le 8 mai 1945, jour de la victoire sur le nazisme, avait été aussi le jour des bombardements de Sétif, en Algérie, qui firent plus de 40 000 morts dans les mois qui suivirent. Le fait de n’avoir pas mentionné que près de deux ans plus tard, à Madagascar, la répression du mouvement nationaliste local fit plus de 50 000 morts révèle soit une méconnaissance du fait colonial français, ce qui semble improbable pour des gens qui en font une dénonciation radicale, soit, comme hypothèse, que les morts algériens valent plus que les malgaches qui étaient à l’époque majoritairement des chrétiens. La question religieuse reste prégnante depuis les origines et prend une dimension importante quand entrent en cause l’islamophobie et l’antisémitisme.

Des parallèles inquiétants

S’attaquant aux structures mises en place pour encadrer le culte musulman : « Les mécanismes coloniaux de la gestion de l’islam sont remis à l’ordre du jour avec la constitution du Conseil français du Culte Musulman sous l’égide du ministère de l’Intérieur », cet Appel s’attaque aussi aux accusations d’antisémitisme portées contre les jeunes des quartiers populaires : « Les jeunes « issus de l’immigration » sont ainsi accusés d’être le vecteur d’un nouvel anti-sémitisme ».

Bien avant que ce manifeste ne dénonce les attaques contre les accusations d’antisémitisme supposé des jeunes de banlieue j’avais écrit, encore une fois dans le Monde libertaire, bien des années auparavant, ceci qui n’a rien perdu de son actualité :

« On assiste en France depuis quelques années à une sorte d’exorcisation de l’antisémitisme populaire. Nous devrions reconnaître que l’expression, par les jeunes beurs des quartiers en difficulté, d’un antisémitisme plus ou moins larvé tombe à pic pour permettre à la France éternelle de se laver d’un quelconque soupçon d’inimitié envers les juifs. Notre bonne société française n’a pas de leçon à donner à ces jeunes gens. C’est bien d’elle que sont sortis ceux qui mirent en accusation Dreyfus ou qui écrivirent dans Je suis partout. Drieu la Rochelle n’est pas un nom arabe que je sache, le prénom de Papon n’est pas Ali, pas plus que celui de Hitler d’ailleurs. » Depuis j’ai tenté de démontrer qu’il ne s’agissait pas d’antisémitisme mais d’antijudaïsme (Réfractions n° 34).

Plus tard, les Indigènes de la République, avec un sens inné de la communication, vont accrocher leur dénonciation justifiée de l’islamophobie à celle de l’antisémitisme bien plus porteuse d’un point de vue médiatique. Est-il possible de faire un parallèle entre les deux ? Dans tous leurs textes les deux termes sont joints. En février 2010 ils organisent une conférence sur le thème : Justice universelle et massacres de masse au vingtième siècle. Il va s’agir alors de nier la spécificité de la Shoah et de la faire rejoindre la liste jamais terminée des massacres de masse. Encore une fois le PIR va tordre le bras à la réalité historique.

Spécificité de la Shoah.

Dans un premier temps il faut avancer, et cela est incontestable, que c’est la seule extermination qui ait un antécédent idéologique plus que bimillénaire. Ce massacre de masse n’aurait pas eu lieu sans la préexistence de l’antijudaïsme. Ce dernier est pratiquement contemporain de la constitution en entité religieuse organisée du peuple juif, au IIIe siècle avant notre ère. Cet antijudaïsme antique a été prolongé par le christianisme au cours des siècles suivants. Régulièrement les juifs ont été accusés de tous les maux. Les massacres ont marqué leur histoire de façon continuelle. Les croisades ont été l’occasion de purifier certaines villes de cette « engeance ». Dans les pays slaves, les pogroms ont rythmé l’histoire officielle. Nulle part une telle haine n’a poursuivi pendant aussi longtemps une population donnée, et dans autant de pays différents, de l’Espagne à la Russie. Le juif est partout et encore aujourd’hui, indépendamment de l’affaire israélo-palestinienne, sujet au moins de méfiance si ce n’est de défiance.

Dans un deuxième temps il faut rappeler que parallèlement à la Shoah il y a eu le génocide tsigane. Auparavant avait déjà commencé l’internement des homosexuels et les tentatives d’éradication des arriérés mentaux. Autant les défenseurs de son historicité que ses contempteurs ont tendance à oublier cela, parce qu’au fond cela ne cadre pas avec les arrière-pensées des uns et des autres. La présence dans ce massacre des ces trois catégories spécifiques est l’illustration de l’exécution de l’idéologie raciste nazie. Il faudrait pour comprendre cette donnée se replonger dans la conception du monde du national-socialisme.

En cela la Shoah est unique, elle est à la fois la toile de fond et le résultat de la conception d’une société basée sur la supériorité d’une race. Nulle part, dans aucun massacre, une telle folie n’a été à l’œuvre. Si en Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, comme en Amérique du Nord au temps de l’esclavage, les noirs étaient considérés comme inférieurs, ceux qui les opprimaient ne se considéraient pas comme une race de seigneurs. L’instauration d’un Reich de mille ans leur était étrangère, sauf pour une minorité de tenants de l’apartheid dont on sait les liens avec les nazis. De même la « dispute » de la Renaissance, qui tendait à savoir si les peuples conquis, les Indiens d’Amérique, avaient ou non une âme, avait pour finalité d’une part la possibilité de leur salut à la sauce chrétienne et de l’autre celle de leur exploitation sans scrupule par un capitalisme mondialisé naissant.

L’autre spécificité de la Shoah est son exécution. La mise en pratique de cette idéologie racialiste doit être rappelée. Elle débute avec les lois de Nuremberg édictées dès 1935. Cette situation « légale » va rencontrer une situation concrète dès le début de la guerre en Pologne puis en Russie. Les troupes allemandes, dans leur avancée foudroyante vers l’Est, vont se retrouver avec des pans entiers de villes où elles auront rassemblé dans des conditions effroyables des juifs raflés sur place ou dans les campagnes. La logique va alors faire son œuvre. L’immobilisation de forces armées, nécessaires par ailleurs à ce front, jointe à cette idéologie racialiste, va amener les décideurs à élaborer et mettre en place la solution finale permettant la création d’une race supérieure. A partir de ce moment là, c’est-à-dire le 20 janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee qui en décida l’exécution, il suffisait d’utiliser les moyens industriels déjà existants et de rationaliser à l’extrême le massacre qui avait déjà commencé sous des formes artisanales.

Enfin l’espèce de fétichisme qui entoure cette histoire dramatique tient aussi au fait que les juifs religieux se sont trouvés incapables de donner une explication, cohérente avec leur croyance, à cette volonté de les faire disparaître. Aux questions qu’ils se posent comme « Y a-t-il eu colère de Dieu ? » les réponses apportées sont invraisemblables. S’il y a eu « colère de Dieu », cela revient à exonérer les auteurs de ce crime de toute responsabilité objective, ces derniers n’ayant été eux-mêmes que le bras armé d’un Dieu vengeur. Cela fait donc de l’Holocauste un événement inexplicable. Toute réponse sensée doit faire l’impasse sur la question religieuse. Comme cette dernière raison est leur justification ultime, on reste dans le mystère.

Tout ce qui précède ne concerne pas la détestation de l’Islam. Si celle-ci est sans conteste liée à un racisme post-colonial, elle n’est en aucune façon porteuse d’une conception du monde selon laquelle il faudrait le libérer de la religion musulmane. Pour autant la question juive est liée à celle d’Israël et de la Palestine. C’est ainsi que naît le concept de philosémitisme d’Etat.

Philosémitisme, Palestine et Israël


Ce concept apparait sur le site du PIR en septembre 2012 sous cette forme : « les intellectuels ont un goût prononcé pour le philosémitisme dont par ailleurs il faut se méfier car il peut aussi être l’expression d’un antisémitisme de la bonne conscience ». Il ne faudrait pas se cacher derrière le petit doigt, c’est un fait que l’horreur de ce qui s’est passé peut faire considérer la société juive d’un œil compatissant. D’autre part il est clair que lors de chaque campagne électorale le CRIF est une entité pour le moins courtisée. L’adjonction du terme Etat advient en mars 2015 dans une allocution de Houria Bouteldja. Pour elle, s’il n’y pas d’antisémitisme d’Etat, c’est que l’Etat produit à contrario un philosémitisme, ce qui donne ces phrases étonnantes : « Sartre disait, « c’est l’antisémitisme qui fait le Juif ». C’est toujours vrai, l’antisémitisme fait toujours le Juif mais sous sa forme philosémite ». Ce discours est par ailleurs d’une très grande habileté. Il faut le lire pour s’apercevoir que si Bouteldja n’écarte aucun problème elle n’en pose pas moins le signe égal entre antisémitisme et islamophobie : « il faut avoir le courage de s’attaquer aux formes actuelles du racisme d’État : islamophobie, négrophobie et rromophobie et s’attaquer au philosémitisme d’État qui est une forme subtile et sophistiquée de l’antisémitisme de l’État-Nation ».

A ce propos il est intéressant de reproduire ce texte publié dans la revue en ligne Vacarme dans un article s’opposant au discours des Indigènes : « Désormais, le philosémitisme n’est plus une antiphrase, mais désigne les juifs comme responsables de la construction d’un ordre identitaire. L’antisémitisme se comprendrait alors comme une réaction au philosémitisme d’État, au rôle que joueraient les juifs d’alliés de l’État républicain raciste. Lutter contre l’antisémitisme, ce serait lutter contre le philosémitisme ».

A côté et simultanément avec l’opposition des Indigènes à l’antisémitisme il y a leur antisionisme radical, position où ils rejoignent celle de nombre de petits groupes politiques d’extrême gauche. Je crois que c’est par ce biais que leur discours sur la race passe dans le discours général. Il faut cependant s’arrêter sur leur défense de la Palestine et surtout de Gaza. Leur position exclut complètement les luttes de classe. Il n’y a pas de dirigeants ou de dirigés, pas d’exploiteurs ou d’exploités parmi les Palestiniens. Il y a les oppresseurs, Israël, et les oppressés, les autres. La laïcité de la partie cisjordanienne gêne, c’est pour cela que Gaza est portée aux nues, car on y trouve autant la dimension guerrière que religieuse fondamentaliste. La solidarité vis-à-vis de Gaza est sans faille et sans critique, solidarité aussi avec les militants impliqués, poursuivis à cause de leur action en faveur du boycott d’Israël, le BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions). En face Israël est considéré comme un bloc. Il est fort intéressant de s’arrêter un instant sur un article hébergé par le site des Indigènes, n’émanant pas d’eux mais d’une journaliste bloggeuse libanaise, Hassan Budour. Dans un article intitulé « Le Noir : décoloniser l’anarchisme et défier l’hégémonie du Blanc  » elle va s’attaquer à la question de ceux qui pourraient devenir des alliés mais qui ne le font pas parce qu’ils sont blancs. Elle va prendre l’exemple des Anarchistes contre le Mur. Ce sont des « Israéliens ashkénazes blancs, bourgeois et éduqués, issus du cocon de Tel Aviv : un club VIP sectaire qui n’applique pas la démocratie directe ». Pour devenir des véritables camarades de lutte « ils doivent abandonner leurs privilèges au sein de leur communauté […] et se débarrasser du fardeau de l’homme blanc ». Pour remettre en perspective ce genre d’arguments (le fait qu’ils seraient d’origine ashkénaze est l’attaque habituelle de l’extrême droite israélienne contre eux) il serait bon de se référer au livre publié aux Editions libertaires sur « Les Anarchistes contre le Mur  ». On remarquera que ce type de critique n’empêche pas cette journaliste de chanter par ailleurs sur son blog les louanges d’Omar Aziz, un anarchiste syrien qui a joué un rôle important pendant le Printemps syrien des années 2011 et 2012 et qui est mort dans les prisons d’Assad. Cette dernière information n’existe pas bien entendu sur le site du PIR.

Ce refus de prendre en compte celles et ceux qui luttent en Israël contre la situation actuelle, lutte difficile, complexe, avec toujours en arrière plan les vieilles raisons de la création de cet Etat, est partagé par nombre de militants libertaires comme dans bien d’autres tendances politiques radicales. Ces positions facilitent, comme je l’ai avancé plus haut, si ce n’est les passages théoriques de l’un à l’autre au moins une espèce de tolérance, d’acceptation des idées racialistes. On voit bien que le juif, mort ou vivant, en tous les cas fantasmé, pose un problème aux Indigènes et à bien d’autres.

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Le colonialisme, d’accord mais lequel ?

Les pays musulmans d’Afrique du nord vont être soumis à la France sous ses variantes monarchiste, républicaine, impériale puis de nouveau républicaine dès les années 1830, mais avant qu’en était-il ? Le Moyen Orient ne tombe dans l’escarcelle occidentale qu’après le traité de Trianon en 1920. Il y a un colonialisme qui n’apparaît semble-t-il pas dans les dénonciations absolument justifiées énoncées par ces tribuns décoloniaux que sont les Indigènes. Dans un article « Que savons-nous de l’Islam » publié dans le journal Libération du 21 juin 2017, un chercheur nous raconte que jusqu’au début des grandes découvertes le monde est soumis dans sa plus grande partie à des pouvoirs qui confessent la religion musulmane : « soit un espace-monde qui va de la péninsule ibérique à la mer de Chine, de Grenade et de Fez aux Moluques et aux Philippines ». La plus grande partie de cet espace va rester musulman jusqu’à aujourd’hui, la partie dite arabe étant dès l’origine très minoritaire. Pour ce qui concerne notre débat il faut rappeler que pendant plusieurs siècles toute la partie méridionale de la Méditerranée est soumise à l’Empire ottoman, hormis le Maroc. Pour le sud de l’Europe la férule turque s’étend au sud de la Yougoslavie, aux Balkans, Grèce et Bulgarie comprises. C’est, au sud comme au nord, partout un régime d’oppression qui s’est installé. C’est un régime colonial qui va durer environ cinq cents ans et qui trouvera sa fin après la guerre de 1914-1918 et la défaite de la Sublime Porte. Auparavant, bien longtemps avant, des guerriers arabes avaient conquis le sud du bassin méditerranéen, au nom de l’Islam jusqu’en Espagne, avec de nombreuses incursions dans le sud de la France. Le régime colonialiste de la Troisième République s’était saisi de l’épisode de Poitiers pour justifier historiquement son propre colonialisme.

Il y a eu deux époques dans l’histoire intellectuelle du monde musulman. La première qui va de la mort de Mahomet jusqu’à la prise de Constantinople en 1453 et la chute de Grenade en 1492. Cette dernière correspond d’ailleurs au début de la colonisation des Indes américaines et asiatiques par les forces chrétiennes. L’époque conquérante proprement musulmane est une période créatrice, formidable, dont la civilisation arabo-andalouse est un des temps forts. Période qui fait beaucoup rêver encore aujourd’hui, comme si cela avait été vraiment un moment de cohabitation religieuse et intellectuelle harmonieux. La deuxième période correspond à l’arrivée en Anatolie de tribus guerrières en provenance des plaines de Mongolie, animistes, qui se convertissent à l’Islam pour des raisons stratégiques. La culture ne les intéresse pas. L’imprimerie verra le jour en Turquie au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, 200 ans après l’Europe. La conquête est leur moteur essentiel. Ces tribus, les Turcs, seront arrêtées et refoulées sous les murs de Vienne en Autriche en l’an 1683, deux cents ans après avoir mis la main sur le pourtour méditerranéen. Quand l’Empire ottoman laissera la place, les pays de nouveau libres auront perdu toute relation avec cette civilisation à laquelle l’Occident doit tant. Le vide intellectuel sera comblé après les vagues du nationalisme arabe par l’Islam intégriste.

Et Camus vint !

Il est difficile de terminer cet article sans aborder la question du dernier livre, « Les Blancs, les Juifs et nous » de Houria Bouteldja, qui a fait couler beaucoup d’encre et dont beaucoup d’intellectuels ont pris la défense après l’avoir lu ou pas. Je ne reviendrai pas sur l’analyse de ce livre. Je laisse à d’autres, plus qualifiés, le soin de s’y attaquer. J’ai trouvé la lecture qu’en a faite Ivan Segré sur le site Lundi matin bien suffisante, vu en plus le nombre de longues citations reproduites. Sa critique n’a pas plu, c’est le moins qu’on puisse dire. Le fait qu’il soit en plus juif et talmudiste n’a pas aidé. Je voudrais juste m’arrêter sur le fait que le PIR l’a accusé d’être un Camus israélien. Ce qui est tout à la fois curieux et un bel hommage.
Dans les milieux radicaux de tout bord court depuis soixante années aujourd’hui le bruit que Camus aurait déclaré préférer sa mère à la Révolution algérienne. Ce qui est pour ses accusateurs un crime et particulièrement dans le contexte de son conflit avec Sartre qui n’hésitait pas à écrire dans sa préface aux « Damnés de la terre » de Frantz Fanon : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups  »

Revenons à Camus, que s’est-il passé, qu’a-t-il dit ? Voilà : « Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un étudiant arabe lui reproche, à lui le natif d’Algérie, son silence sur ce qui s’y déroule. Camus, en vérité, s’est beaucoup exprimé. (…). A l’étudiant, il répond : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. »
Dans le compte rendu du Monde, cette phrase devient : « Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice. » Puis la rumeur en fait ce qu’on n’a plus jamais cessé d’entendre : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ». Quand j’ai refusé à la fois de partir en Algérie et de rejoindre les partisans du FLN, je ne connaissais pas cet épisode et si peu Camus. Nous savons bien ce qu’à produit cette terreur des attentats. Il faut voir ou revoir l’excellent film de Gillo Pontecorvo « La bataille d’Alger » pour comprendre comment les protagonistes de cette guerre d’indépendance ont été pris dans la spirale de la violence terroriste sans l’avoir voulu. C’est à cela que répond Camus.
Dans une interview à Ballast journal en ligne, Nedjib SIDI MOUSSA, l’auteur de La fabrique du Musulman rappelle que « Camus avait soutenu le comité pour la libération de Messali Hadj et des victimes de la répression. Il avait aussi protesté contre l’assassinat des syndicalistes messalistes par le FLN ».

L’Histoire nous montre que partout où la violence armée a été utilisée à des fins politiques, elle a continué à être utilisée comme moyen politique. En Algérie le passage de la violence nationaliste à celle des islamistes du FIS fut hélas logique.

La boucle est bouclée nous avions commencé avec la question des guerres d’indépendance nationale et nous en terminons ainsi.

Renouveau du tiers-mondisme, besoin d’un message simple, et culpabilité latente
Il semblerait que dans les périodes où les luttes de classes semblent s’effacer, s’atténuer si ce n’est apparemment disparaître, il faille trouver un autre exutoire à sa peine, à sa colère. Puisqu’il semble que nous ne pouvons plus nous battre sur notre sol, il faut être solidaire avec ceux qui ailleurs se battent contre l’ennemi commun. Soit ! De la simple reconnaissance de leur combat on passe vite au soutien matériel puis idéologique ou l’inverse. Le paysan cochinchinois, le noir sud africain, le lanceur de pierres palestinien et bien d’autres deviennent alors des acteurs incontournables de cette révolution que nous ne pouvons faire. Du fait même de leur combat ils deviennent alors inquestionnables. Personne ne doit douter d’eux. Ils sont ce qu’ils disent être. Le reflux des luttes d’indépendance, les résultats désolants de l’arrivée au pouvoir de ceux qui combattaient, comme en Algérie ou en Afrique du Sud, ont préparé le terrain pour la recherche d’autres acteurs de cette révolution impossible. Les vieux schémas tiers-mondistes ont repris vie avec cet Appel anticolonialiste. La lutte était passée des ex-pays colonisés à la France elle-même. Et ces résistants étaient localisés dans les quartiers populaires, ces ghettos français, et on pouvait les reconnaître à la couleur de leur peau et à leur religion. Ouf ! Les choses redevenaient simples. Il n’était plus nécessaire de se pencher sur les transformations radicales des modes de production capitalistes. On pouvait laisser la nature aux gentils écolos. Un nouvel horizon s’ouvrait aux universitaires de tout poil et le coupable était le blanc. Le passage en France d’Angela Davis était l’occasion de célébrer ce nouvel avenir. Une militante pure et dure, une femme, noire de surcroit qui avait côtoyé les Black Panthers, ces beaux mecs, noirs aussi, avec des armes au poing. Toute la mythologie insurrectionnelle pouvait resurgir le temps d’un meeting. Il n’était pas séant de chercher la petite bête à son propos. Il ne fallait pas se rappeler qu’A. Davis avait été membre du parti communiste le plus stalinien de la sphère occidentale. Il fallait oublier qu’elle avait été très amie avec Honecker de la RDA, qu’elle reçut en 1970 de Brejnev le Prix Lénine pour la paix et qu’elle n’a jamais fait d’autocritique sur cette période de sa vie. Mais tout cela c’était avant, c’est de l’histoire ancienne. S’il est toujours de bon ton de honnir les fascistes, on oublie les millions de morts des pays communistes. On oublie que les nazis ont toujours dit la vérité et que les communistes toujours menti. Le lecteur, à la lumière de tout ce qui précède, peut légitimement se demander si ce courant politique, quels que soient les qualificatifs, n’a pas une attirance pour les régimes autoritaires aux discours libérateurs.

Quelles revendications ?

Sur le diagnostic, je n’ai pas de désaccord. La France, le pays où nous vivons, pour moi par accident de l’histoire, est un pays où le racisme se porte bien. Un pays où depuis des siècles les plus pauvres sont relégués dans des quartiers plus ou moins excentrés mais tous hors limites même quand ils sont en ville. La nature, l’origine, les couleurs de ceux qui y habitent ont changé. Beaucoup de ces habitants viennent de pays où la France avait régné en maîtresse pendant au moins un siècle. Ils sont là dans ces quartiers depuis une, deux ou trois générations. Par le droit du sol, la plupart sont devenus Français sans même l’avoir demandé. Leur fonction sociale est la même que celles des générations d’Italiens ou de Polonais venus fournir au capital une main d’œuvre meilleur marché que celle de ceux qui les ont précédés. Leur différence essentielle réside en trois points fondamentaux. Ces nouveaux résidents sont d’anciens colonisés, ils ont une peau colorée et très souvent pratiquent une religion étrangère au corpus chrétien européen.

Le fait que parmi eux une frange consciente se révolte contre les conditions de vie qui leur sont imposées est tout à la fois normal et justifié. C’est lors de leur recherche du ou des responsables de cet état de fait que des problèmes surgissent.
Avant d’aller plus loin dans cette recherche je voudrais établir un fait qui pour moi me semble incontournable. Ce n’est pas parce qu’on est martyrisé qu’on a raison ! Donc les dits et les écrits de ceux qui souffrent sont sujets à examen et critique comme tous les autres.
La question sous-jacente au débat est la suivante : cette population forme-t-elle le prolétariat d’aujourd’hui avec les spécificités déjà citées qui se rajoutent à celles classiques telles qu’elles ont été établies par les générations de révolutionnaires du passé. Certainement oui, mais pas en excluant de ce fait d’autres parties de la société, qui sont aussi soumises au capital sans pour autant porter ce que d’aucuns considèrent comme des stigmates indigènes. Faut-il rappeler que le prolétariat est le produit des rapports de production du capitalisme ? Dans le discours racialiste le responsable de la situation d’exploitation, de domination, est blanc, soit de peau, soit structurellement comme l’Etat. Cette assertion a le mérite d’identifier un coupable facile à trouver et d’éviter de se poser la question de l’Etat, quand il est noir ou arabe, et aussi la question du mode de production. Entre temps il reste la mise en demeure adressée à ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau : débarrassez-vous de vos privilèges !

Pierre Sommermeyer

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