« L’Internet [...] est un danger public puisque ouvert
à n’importe qui pour dire n’importe quoi. »
Françoise Giroud
le Nouvel Observateur, novembre 1999
Internet étant un ensemble d’ordinateurs reliés entre eux, il importe de considérer son unité de base : l’ordinateur. L’utilisation d’une machine est une chose et Internet en est une autre. Cependant, point d’Internet sans ordinateurs, alors que ceux-ci existent sans Internet. Nous serons amenés à utiliser, pour illustrer notre propos, le parallèle entre la voiture et les autoroutes. On ne peut pas penser les autoroutes sans penser les voitures. Pour autant, les voitures fonctionnent sans les autoroutes, de même les ordinateurs sans les « autoroutes de l’information ».
Un ordinateur emmagasine et restitue une information, selon les structures qui lui sont propres. Est information tout ce qui peut se traduire en 1 et 0. Parmi ce qui résiste (pour le moment) à cette transformation, il y a les odeurs et les saveurs. Cette information est traitée, rangée, moulinée, selon un mode binaire, par des moyens qui ont été construits non pas pour faciliter la compréhension des hommes mais, sur la multiplication de schémas simplistes, afin de faciliter le travail de la machine. Pour fonctionner, un ordinateur nécessite un rangement de l’information quasi dictatorial. Point de liberté dans cette boîte.
L’angoisse de la machine
Par ailleurs, un ordinateur, tout comme une voiture, est objet de transfert affectif. Il est remarquable que souvent chez ceux pour qui la voiture n’a pas joué ce rôle, la « bécane » devient un objet ambivalent. Elle n’est plus seulement une machine. Elle devient le lieu d’un investissement affectif important. Comme pour la voiture, cela frappe en grande majorité des hommes. Installer un ordinateur chez soi, c’est y amener sa création, d’aucuns parlent de maîtresse.
Pourtant, comme pour la voiture, le fonctionnement réel de la machine est incompréhensible au conducteur lambda. Longtemps, l’ordinateur est apparu comme une machine à écrire perfectionnée relevant encore de la main féminine. Combien de femmes, de compagnes de militants ont tapé des textes, des tracts, des livres sur des machines bruyantes et crépitantes ? Avec l’arrivée du réseau, on assiste à un début de transfert de cette tâche vers les hommes. Ceux qui vont accepter de se mettre au clavier seront les mêmes qui vont accueillir le Net avec des cris de joie.
La revendication de la gratuité
Avec Internet, un monde nouveau arrive, pas nécessairement meilleur, mais quelque chose d’inconnu. Il dérange, il perturbe et il met au jour des choses que l’on aurait parfois gardées pour soi. Ne faudrait- il pas considérer Internet comme un analyseur de notre société ?
Dans un premier temps, il confirme ce que nous savions par ailleurs fort bien, la capacité toujours renouvelée de l’humanité à donner un contenu messianique à une création humaine, et du coup à provoquer le discours inverse. C’est bien ce à quoi nous avons assisté dans les premières années de son apparition de 1996 à 2000.
Nouveau Messie ou nouveau Léviathan, c’est selon ; les scientifiques des sciences dites dures sont plutôt pour, les intellectuels plutôt contre. Les mises en garde abondent, il suffit de feuilleter les livres de Virilio, Breton et consorts pour que cela apparaisse. Certains réagiront violemment à ces propos.
Ensuite, le réseau des réseaux brouille les cartes. Il ouvre un espace dans lequel continuent à s’engouffrer beaucoup de gens aux motivations très différentes. Si 123 Un nouveau média ou un nouveau monde ? on ne peut pas parler de communauté, on peut qualifier cet ensemble hétéroclite de « melting pot ». Un nouveau langage naît, un mode de communication se développe de façon similaire pour tous, une nouvelle façon de voyager se fait jour. Cela ressemble fort à un nouvel espéranto. Cette apparente uniformisation des moeurs ne donne pas l’impression d’un appauvrissement de l’humanité. Internet brouille les cartes en induisant un comportement collectif nouveau. Il s’agit de la revendication de la gratuité, comme principe de base du réseau. L’internaute se dit : « Je veux bien payer via ma machine pour acheter un bien extérieur au réseau, billet d’avion, paire de chaussures, vacances à Hawaï, mais s’il s’agit de quelque chose appartenant au réseau, je refuse de verser un sou. » Il y a une exception à cette magnifique attitude : les sites porno. On se trouve là dans le cas inverse, l’internaute paie pour quelque chose de virtuel.Cette attitude me déroute, et je n’y trouve aucune réponse.
L’argent est au centre du débat sur Internet.Comment expliquer l’échec des investisseurs financiers dans ce que l’on appela la « bulle » des nouvelles technologies ? L’échec financier de Vizzavi, le portail de Vivendi, n’est pas dû qu’aux luttes intestines et à l’incurie de ceux qui le mirent en oeuvre. Il y a aujourd’hui plus de monde qui a perdu de l’argent sur le réseau que de gens qui en ont gagné. Pourtant, encore récemment, on croyait qu’il n’y avait qu’à se baisser pour y ramasser l’argent. À qui la faute ? Voici un exemple : les librairies en ligne se sont effondrées. Elles sont aujourd’hui sous perfusion financière ou ont disparu. Le livre apparaîtrait-il comme irréductible à cette forme de marchandisation, ou alors le client serait-il rétif à cette forme d’achat ? Probablement, dans une librairie, le lecteur butine de livre en livre avant d’en acheter un, chose impossible sur le Net. Prenons la presse d’information. Pratiquement, tous les journaux ont un site Web où on peut les lire en ligne au jour le jour. Sachant que cette lecture est gratuite pour l’internaute mais très onéreuse pour le journal, pourquoi survit elle ?
L’offre d’information journalistique en ligne est colossale.Mais, c’est une critique fréquemment lancée contre le réseau, peu fiable. Exact,mais il est amusant de constater que ceux là-mêmes qui ont considéré le réseau des réseaux comme un cancer, lui reprochent de publier des informations sujettes à caution. Ils devraient pourtant se réjouir de cette situation qui va dans leur sens. Le véritable problème est que la presse écrite n’a pas attendu l’ère du virtuel pour publier tout et son contraire. La seule différence entre la presse et l’ordinateur connecté, c’est la facilité qu’offre ce dernier pour accéder à toutes les sources possibles d’informations. Pour autant, à quantité égale, vous trouverez en ligne la même somme d’informations que dans la totalité de la boutique de votre marchand de journaux... même si vous n’avez jamais songé à y acheter tous les journaux !
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