Monde libertaire février 2010
Le 8 mai, une marche va être organisée pour poursuivre le combat anti-colonial. Une marche des « indigènes de la République ».
C’est ce que nous apprend un manifeste publié un peu partout, entièrement ou en partie. On peut en trouver le texte complet sur le web à l’adresse http://toutesegaux.free.fr ainsi que la liste des premiers signataires de cet « Appel pour les Assises de l’anti-colonialisme post-colonial » qui devraient se tenir 16 avril 2005, à la Bourse du Travail de Paris.
Après les cérémonies de la commémoration de la Shoah, voici venir le rappel d’un autre passé douloureux que nous avions enfoui au fond de nos mémoires. Les derniers événements de Côte d’Ivoire sont là pour nous rappeler que la France éternelle a encore des velléités de pouvoir colonial. Que cette France est incapable de faire le deuil d’un « Empire colonial de sinistre mémoire ». En témoigne cette petite phrase insérée presque clandestinement dans la loi Fillon : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer » En peu de mots, tout est dit. L’auteur de cette phrase devrait être décoré. C’est une réussite. On sent arriver « nos ancêtres les Gaulois ». Il y a la France et « l’outremer », la civilisation et les sauvages. C’est beau comme le rôle historique de l’homme blanc.
Pourtant la présence sur le sol français de personnes originaires de cet « Empire perdu » dérange ! Non seulement parce qu’elles ont une autre couleur de peau mais surtout parce que leurs parents ou grands-parents faisaient partie de ceux qui devaient recevoir le message civilisateur de la France.
C’est ce que nous rappelle ce manifeste et il le fait sans prendre de gants. C’est très bien et très nécessaire. La France s’est construite à l’instar de bien autres pays européens sur le trafic de bois d’ébène, la main-mise sur d’immenses territoires et l’exploitation des matières premières, main d’œuvre comprise, qu’ils comportaient.
Il est vrai et évident que la France entre autre a tiré de grandes richesses de la traite des esclaves. Mais personne n’a calculé, à ma connaissance, le coup social imposé à la communauté importatrice par ce commerce. Imaginons une société américaine où il n’y aurait pas eu d’esclaves noirs, il n’y aurait pas eu de guerre de Sécession ni problème noir aujourd’hui. Nous pourrions extrapoler à la France. Quelle figure aurait-elle sans guerre d’Indochine ou d’Algérie ?
Pourtant, à la lecture de ce texte un certain malaise nous saisit. On ne peut être que d’accord quand on lit au début que la création du Conseil français du Culte Musulman reproduit « les mécanismes coloniaux de la gestion de l’Islam ». Cette affirmation devrait poser la question des raisons qui poussèrent tant d’honorables religieux prônant un Islam rigoureux à se précipiter dans cet organisme et à s’en disputer les places. L’appétit pour le pouvoir transcende les origines religieuses. Mais il ne semble pas que ce soit l’endroit pour un tel questionnement.
Il est bon de rappeler que la France pendant plus de quatre siècles a participé activement à la traite négrière et à la déportation des populations de l’Afrique sub-saharienne.
Il aurait été bienvenu de rappeler que cette traite existe toujours et que dans certains pays musulmans comme la Mauritanie, les noirs ont toujours ce statut.
Que « La France reste un Etat colonial, nul ici ne songera à le nier. Le fait que les Sahraouis considèrent l’Algérie et le Maroc comme tel ne doit pas nous faire oublier cela.
Quand ce manifeste déclare que « la figure de l’« indigène » continue à hanter l’action politique, administrative et judiciaire » on est obligé d’être d’accord.
Quand ce manifeste déclare que comme par le passé « on tente d’opposer les Berbères aux Arabes » on peut se poser la question mais qui a écrit cela ? Il faut à ce propos, se rappeler la déclaration, début 2004, du Conclave des coordinations (berbères) de Bejaia en Algérie réaffirmant « la position du mouvement quant au refus de tout dialogue avec les représentants de l’Etat sans la consécration de la langue Amazigh » pour penser que les choses ne sont pas aussi claires que l’on sous-entend dans ce manifeste.
Nous rejoignons le manifeste à propos des « jeunes « issus de l’immigration » accusés d’être le vecteur d’un nouvel anti-sémitisme ». Nous avons déjà parlé dans ces pages de la tendance à faire porter le chapeau de l’antisémitisme « aux jeunes des quartiers » en oubliant l’antisémitisme franchouillard qui affleure dans les conversations de salon ou de café.
La divergence
Quand on lit que « La République de l’Egalité est un mythe » là on ne peut que se dire : ça on le savait déjà ! L’injustice de ce système n’est pas réservée aux seuls ex-colonisés, nous sommes un bon nombre à la subir, ni plus ni moins que ceux qui ont une origine étrangère, certainement différemment mais tout aussi brutalement. Les fermetures et délocalisations d’usines frappent avec la même égalité et brutalité, ouvriers blancs et basanés.
Les signataires de ce manifeste se proclament « les héritiers de ces Français qui ont résisté à la barbarie nazie et de tous ceux qui se sont engagés avec les opprimés, ». Bien, mais qu’en est-il de ces Français qui se sont considérés eux-mêmes comme opprimés et qui ont rejoint des combats plus ou moins lointains géographiquement ? Non pas par solidarité mais parce qu’ils considéraient que leur propre combat et celui des autres participait d’un même devenir. Faut il rappeler que l’oppression n’a pas de frontière, les opprimés n’ont pas de couleur ?
Puis, dans le même paragraphe, il y a une phrase qui m’a fait sursauter. Et là je me suis demandé si les légères divergences que je pouvais avoir avec ce texte ne cachaient pas quelque chose de plus profond. Voilà : « Dien Bien Phu est leur victoire [celle des Français mentionnés plus haut]. Dien Bien Phu n’est pas une défaite mais une victoire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! ». Notre ami Ngo Van qui nous a quittés à la fin de l’année passée, nous avait raconté comment furent traités par les vainqueurs de Dien Bien Phu ceux qui s’étaient opposés tant au colonisateur qu’au stalinisme. Nous connaissons trop bien la nature de ces vainqueurs qui avaient déjà gagné en Octobre 17 en Russie, qui avaient massacré tant d’anarchistes et de poumistes en Espagne puis avaient continué dans les camps de regroupement français comme à Gurs. Ces vainqueurs qui laissent derrière eux des pays épuisés culturellement et économiquement.
Cette victoire indochinoise marque seulement la fin d’un combat qui était perdu depuis des années et le changement de maîtres pour ceux qui étaient sur place. Tout cela et rien de plus. Cette petite phrase peut cacher une conception de la libération qui ne peut être la nôtre. Cette libération n’a représenté que le changement de la couleur de peau des maîtres.
Enfin, ce manifeste rappelle que le 8 mai 1945, jour de la victoire sur le Nazisme, fut aussi le jour des bombardements de Sétif, en Algérie qui fit plus de 40 000 morts dans les mois qui suivirent. Il serait bon aussi de se rappeler que deux ans après, presque jour pour jour, la répression du mouvement nationaliste fit près de 50 000 morts à Madagascar.
La division
Ce manifeste qui rassemble des milliers de signatures veut faire du 8 mai une journée du souvenir des victimes du colonialisme. Il appelle par ailleurs « à se réunir en Assises de l’anti-colonialisme en vue de contribuer à l’émergence d’une dynamique autonome qui interpelle le système politique et ses acteurs », et au-delà, l’ensemble de la société française, « dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et universelle ».
Si on pouvait plus ou moins se retrouver dans le début du manifeste, nous sommes obligé à la lecture de cette déclaration d’intention de nous dire ce n’est pas notre combat.
Ce n’est pas la réaction apeurée de la Ligue communiste criant à la division qui nous motive. Cette division existe déjà. Cet appel en est l’illustration. Aucun des organisateurs de la Marche du 23 mai 1998 qui avait rassemblé 40.000 personnes dans les rues de Paris pour « une commémoration unitaire du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage des nègres dans les colonies françaises », n’est présent parmi les signataires.
D’autre part, cet appel, écrit au début de l’année, ne pouvait pas prendre en compte ce qui s’est passé au cours des manifestations lycéennes de ces dernières semaines. C’est-à-dire l’agression délibérée de lycéens et lycéennes par des groupes d’origine non déterminée et que certains ont déclaré comme venant de banlieue. Ces agressions ont amené un certain nombre de belles âmes à crier aux « ratonnades anti-blancs ». D’autres comme Serge Romana, président du « Comité marche du 23 mai » reconnaît que ces jeunes « sont venus casser du blanc ». Il estime, comme le rapporte Libération, que ces jeunes s’inspirent « des théories extrémistes qui affirment la supériorité du noir ».
Il faut mettre en relation ce que Jean-Pierre Levaray écrivait à ce propos dans ces colonnes à la mi-mars avec une partie de ce beau texte paru dans Le Monde du 1° avril, écrit par des parents de lycéens agressés. Ils estiment que : « Plus que les "prolétaires", ces exclus des exclus rappellent le lumpenprolétariat, cette "armée de réserve du capital" décrite par Marx, qui constituait la "phalange de l’ordre" de Bonaparte ou qui servait d’auxiliaire de choc aux troupes d’Hitler et de Mussolini ». D’autres refusant « de se précipiter dans un débat où s’opposent des lectures politiques, sociologiques ou « ethniques » sur la signification de tels événements » lancent un appel pour faire la lumière sur ces événements, visible sur le blog 8mars2005.blogspirit.com.
Conclusion
L’Appel pour les Assises de l’anti-colonialisme post-colonial veut donc « interpeller le système politique et ses acteurs », mais pour leur demander quoi ? C’est contradictoire à nos yeux avec le fait de vouloir combattre « pour une démocratie sociale égalitaire et universelle ». Cette dernière ne peut vraiment voir le jour que par l’éradication des frères siamois Etat-Capitalisme et interpeller le pouvoir ne sert à rien si ce n’est à perdre son temps.
Je pense que ce manifeste part de la prise de conscience d’une véritable souffrance à laquelle nous ne pouvons rester indifférents. Par ailleurs, il est le fruit d’un certain confusionnisme, une volonté de trouver un accord large, un consensus militant. Il ne tire pas les leçons des échecs des manifestations précédentes comme la Marche des Beurs. Il ressemble aux proclamations alter-mondialistes. Il est porteur de désillusions à venir.
Pierre Sommermeyer