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La Russie de 1917, un échec des anarchistes ?

Mars1921. C’est la fin. Kronstadt est tombée. Pour ceux qui ont survécu à ce qu’il faut bien appeler l’épopée anarchiste en Russie, c’est la prison, la mort ou l’exil. Parmi les plus connus de ceux qui participèrent à ce mouvement Makhno comme Archinov et Voline arrivent en France en 1925.

C’est ce que nous rappelle René Berthier en publiant Octobre 17, le Thermidor de la révolution russe [1]. Il y a deux parties dans cet ouvrage. Le rappel de ce qui se passa réellement en Russie des années 1917 à 1921 occupe la plus grosse part du livre. C’est un rappel salutaire, mais ce ne semble pas être ce qui motive l’auteur. Tout au long de l’ouvrage Berthier pense aux problèmes posés par ce qu’il considère comme l’échec des anarchistes russes et qui vont alimenter les débats dans le mouvement libertaire.

Dès le début R. Berthier a donné le ton : « …la révolution russe doit être un sujet de réflexion pour la révolution de demain. ». Peu soucieux de restreindre le débat à cette seule période il annonce « nous avons, à l’occasion, fait un parallèle avec la Révolution espagnole ». C’est ce plan que nous allons suivre dans cet article.

Le coup d’état

Pour tous les historiens non marxistes, la révolution d’Octobre est reconnue comme étant le résultat d’un coup de force. Mais hors de ce cercle restreint d’universitaires avertis, cet événement garde son aura légendaire. Si tout le monde est d’accord pour accepter le fait que le « communisme » a sombré corps et bien en 1989, on s’est tout aussi vite dépêché d’en oublier les raisons. Je ne connais pas d’ouvrage qui soit consacré à l’analyse des raisons de ce naufrage pas plus à avoir fait un bilan de ce règne de terreur. Nous vivons en France une période de consensus œcuménique. Tout le monde est beau tout le monde est gentil. C’est pourquoi affirmer encore et encore, comme René Berthier le fait que ce qui s’est passé alors relève du coup d’état et non de la révolution apparaît aujourd’hui presque obscène tant les médias et l’opinion publique se refusent à remuer les vieux ossements. A quoi bon rappeler que cette bonne Madame Buffet, que ce bon Monsieur Hue, qui sont plus démocrates que vous et moi, sont en fait des héritiers d’un coup d’état mené par un petit groupe d’exilés (12) appuyés par une soldatesque à leur dévotion, tout comme les Krivine et Besancenot.

<exergue|texte={ La vérité sur les bolcheviks .} |position=left|right|center>Pour beaucoup cela ressemble à des coups de feu attardés sur l’ambulance de l’histoire. C’est oublier un peu vite que pendant longtemps, et que pour certains encore aujourd’hui il n’y a pas eu coup d’état mais haut fait révolutionnaire. Parmi les anarchistes il y eut dès le départ des hommes et des femmes clairvoyants pour dénoncer ce qui se passait [2]. Il ne faut pas oublier que dans d’autres camps et entre autre chez les Mencheviks [3], nombreux furent ceux qui refusèrent d’entrer dans ce mensonge et préférèrent l’exil à la complicité. Dans les journaux conservateurs de l’époque, tant britanniques que français, il ne planait aucun doute sur la nature de l’événement. Lors de l’édition de la notice biographique parue lors de la mort de Lénine, le Times [4] de Londres faisait référence au « coup d’Etat du 7 novembre 1917, alors que le Temps [5] de Paris rappelait que « le 7 décembre 1917 Lénine et Trotsky s’emparèrent du pouvoir et imposèrent la dictature ». Ces informations n’étaient pas l’apanage d’un petit groupe de militants sectaires mais elles étaient accessibles à tout le monde. Même les socialistes français en rejetant les vingt et une thèses au congrès de Tours refusèrent de cautionner ce mensonge, mais devant le pouvoir grandissant des communistes ils mirent bientôt leurs mouchoirs sur leur vertu et entreprirent de collaborer en ne dénonçant pas ce mensonge fondateur.

Seuls, les anarchistes et les marxistes « dit conseillistes » rejoint par les syndicalistes révolutionnaires résistèrent envers et contre tout. L’histoire de ce qui s’est passé entre février et octobre 1917 reste probablement encore à écrire tant les archives russe n’ont toujours pas livré tous leurs secrets. Mais à partir de ce que nous savons aujourd’hui nous pouvons affirmer qu’il y eut à coté de la « révolution bourgeoise » un mouvement d’auto organisation des « masses » [6] dans lequel les anarchistes jouèrent un rôle important.

Le débat

René Berthier a donc écrit de ce point de vue un livre nécessaire. Pourtant cet exposé des faits n’est là que pour servir d’arrière plan indispensable à ce qui est pour lui le débat essentiel car selon lui, et nous ne pouvons qu’être d’accord la dessus : »La Révolution russe provoqua un traumatisme dans le mouvement libertaire international dont, pensons nous, il ne s’est pas encore remis ».

Il faut en effet tenter de comprendre les raisons de l’échec des anarchistes et du mouvement ouvrier entre Février 17 et Octobre 17. Mais à mon avis, partir des événements de 1917 ne suffit pas. Je pense que le problème se pose différemment. Ce n’est pas seulement une mais trois interrogations que j’aimerais poser :

 Quelle était la situation du pays en 1917 ?

 Les conditions nécessaires à une révolution libertaire étaient elles présentes ?

 Y avait-il possibilité d’aller plus loin à ce moment là ?

En parcourant les ouvrages de ceux qui se sont posé la question de la nature de la Russie on trouve rarement ou pas du tout de référence à ce qu’était la Russie avant les communistes. Voline dans la « Révolution inconnue » consacre quatre lignes au début du livre pour rappeler que « Politiquement, la Russie entra dans le XIXe siècle sous le régime d’une monarchie absolue ("tzar" autocrate) s’appuyant sur une vaste aristocratie foncière et militaire, sur une bureaucratie omnipotente, sur un clergé nombreux et dévoué et sur une masse paysanne de 75 millions d’âmes, masse primitive, illettrée et prosternée devant son "petit père" le Tzar. » Il rappelle plus loin à la fois la déité du Tsar et le l’arbitraire absolu de la bureaucratie, justice et police confondues. Ce qu’il dit de l’aristocratie russe, sur laquelle le Tsar s’appuierait ne semble pas correspondre à la réalité.

Dans son œuvre majeur « Les rapports de production en Russie » Castoriadis ne fait aucune allusion à l’histoire russe. Boris Souvarine dans un article écrit pour « le bulletin communiste » en 1927 fait référence aux classes sociales héritées de l’ancien régime la paysannerie, le prolétariat et l’aristocratie, sans se rendre compte que cette classification ne répondait en rien à ce qu’était l’organisation sociale sous le régime tsariste. Rosa Luxembourg elle-même, si elle reconnaît que se qui se passe en Octobre est un coup d’Etat, dit que « C’est la forme de développement typique de tout premier grand heurt des forces révolutionnaires créées au sein de la société bourgeoise contre les chaînes de la vieille société. » [7]. A aucun moment ne fait elle référence à la nature de l’héritage tsariste. On pourrait continuer avec nombre d’auteurs. Tous reconnaissent en fait qu’il s’est passé lors de ce mois d’Octobre un saut qualitatif. Ce faisant ils ouvrent la porte aux discussions éternelles sur une possible « dégénérescence de la Révolution ».

Pourtant Bakounine avait été très clair à propos du régime tsariste : « L’Etat moscovite a tué en Russie tous les germes de vie qui auraient pu permettre au peuple de s’instruire et d’évoluer, il repose sur la négation radicale de l’indépendance et de la vie du peuple. » [8]

Il apparaît clairement ainsi que cette mise en garde envers l’exercice du pouvoir en tant que tel en Russie n’a pas été prise au sérieux par les héritiers du théoricien russe.

Il faut attendre les historiens contemporains pour commencer à avoir une analyse cohérente du système russe traditionnel. Pour comprendre pourquoi les événements de février à octobre 17 ont pris cette tournure il est indispensable de se plonger dans l’histoire de la Russie tsariste

La situation historique

La chute du Tsar Nicolas II n’est pas le résultat de l’action de révolutionnaires mais la conséquence de la déliquescence du régime en place.

L’élément décisif de cette histoire est ce conflit absurde, la première guerre mondiale, dans lequel se jette le tsarisme comme pour éviter de se réformer. L’armée russe est dans un état absolument désastreux. Elle s’est faire battre par le Japon en 1905, au moment ou à Saint Petersbourg éclatait la première révolution russe. Elle ne s’en est pas remise. C’était sa première défaite. Elle est une armée vaincue qui va chercher à redorer son blason. Elle a une spécificité qui n’existe dans aucune armée occidentale, elle n’a pas de corps intermédiaire entre le simple soldat et l’officier. Les rapports entre les deux sont des rapports de sujétions absolus. L’officier est la plupart du temps un noble habitué à un certain standing, le soldat est un paysan misérable, c’est-à-dire un serf. Le corps intermédiaire des sous-officiers n’existe pas. C’est pour cela que lorsque les défaites succèdent aux défaites le front s’effondre, les simples soldats, qui ne sont pas contrôlés par des sous officiers, se retournent contre leurs tourmenteurs. Simultanément l’homogénéité de l’entourage du Tsar se fissure, une concurrence pour le pouvoir s’ouvre entre Raspoutine et l’impératrice d’une part et la Douma [9] d’autre part. L’assassinat de Raspoutine en décembre 1916 signe la fin du système. Lâché par l’Etat Major le Tsar n’est plus en mesure de gouverner, il abdique et s’efface. Il n’est pas renversé par une épreuve de force qu’il aurait perdue. Il est tout simplement tout seul. Le pouvoir est à prendre.

L’autre facteur à prendre en compte est la taille des composants sociaux. La stratification sociale échappe à qui utiliserait la grille occidentale pour en rendre compte. La classe ouvrière est peu nombreuse, et a une existence relativement courte, moins d’une cinquantaine d’année. Elle est essentiellement d’extraction paysanne, et n’a pas de formation professionnelle profonde. Ce qui a fait la force des classes ouvrières occidentale, le compagnonnage et la formation qu’il impliquait est absente en Russie. La classe moyenne est difficile à définir. Il n’existe pas comme en Occident une catégorie de personnes d’une certaine homogénéité dans laquelle on pourrait trouver des marchands et les associations qui vont de pair, des artisans et leurs guildes professionnelles, des gens de robe et les parlements et enfin des propriétaires terriens non exploitants. Puis il y a la question paysanne.

La question paysanne

C’est à la fois le continent noir de la Russie, il semble qu’à cette époque on ne connaisse pas grand-chose d’un point de vue scientifique sur cette classe et le pivot de la Révolution de 1917 dans la mesure ou les paysans forment l’immense majorité de la population.

Berthier lui-même dans la partie sur la situation de la Russie en 17 ne mentionne la paysannerie qu’à travers une citation de Sadoul [10] à propos de « l’artisannerie des campagnes ». Dans son chapitre consacré à la question paysanne il évoque l’obtctchhina , la commune agraire russe, sans pour faire référence à la correspondance que Marx eut à ce propos avec une populiste russe [11]. L’autre partie de ce chapitre est consacrée à une comparaison avec les collectivités espagnoles.

Pour comprendre le problème revenons à Voline : « Il convient de souligner, ici même, qu’il n’y avait aucune contradiction entre les émeutes des paysans contre leurs maîtres et oppresseurs, d’une part, et leur vénération aveugle pour le "petit père le tzar", d’autre part[...]L’idée de chercher le fond du mal plus loin, dans le régime tzariste lui-même, personnifié par le tzar grand protecteur des nobles et des privilégiés, premier noble et très haut privilégié, ne venait jamais à l’esprit des paysans. Ils considéraient le tzar comme une sorte d’idole, d’être supérieur placé au-dessus des simples mortels, de leurs petits intérêts et faiblesses, pour mener à bon port les graves destinées de l’Etat.  »

Il faut attendre 1906 pour que paraisse un ouvrage sur la question paysanne. Il s’agit du livre intitulé La question agraire en Russie. Son auteur est un social démocrate appelé P. Maslov [12]. Il va démolir l’idée romantique qui tourne autour de la commune paysanne, l’« obchtchina ». Celle-ci avait déjà fait l’objet d’un échange de lettre entre Marx et des émigrés russes représentés par Vera Zassoulitch [13]. Pour cette dernière cette forme de la paysannerie russe tenait un rôle déterminant dans le processus révolutionnaire à venir. Selon V. Zassoulitch la vie ou la mort du « parti socialiste » russe dépendait de la solution qu’on en donne [14]. Elle entrevoit, lucidement ce qui va se passer sous Staline la disparition totale de la tradition urbaine par l’arrivée en masse de la « Génération Staline ». [15].

Maslov, quelques années après rappellera que le niveau technique de la paysannerie a trois siècles de retard, et qu’il ne faut pas oublier qu’elle n’est sortie du servage qu’en 1861. Selon Michel Heller « Les cinq années qui vont voir cette libéralisation se mettre en place verront simultanément 3579 révoltes nécessitant l’intervention de l’armée. » [16]

Mais quarante plus tard, la situation a beaucoup changé. La terre cultivable telle que cet auteur la calcule équivaut à environ 2 hectares par personne. Le même calcul donne ¾ d’hectare en France et ½ en Allemagne. Les nobles ne cessant de vendre leurs propriétés, les paysans en possèdent alors près de cent soixante quatre millions, les nobles cinquante, et surtout des forêts. En 1916 80% des terres cultivables sont entre les mains des paysans.

Le partage des terres, slogan de la révolution ne débouchera que sur une répartition d’un are par personne. Mais cela ne change pas grand-chose à la réalité. La moitié des paysans vivent de leur production, le reste ne fait que survivre. Car est en cause la technique même utilisée. Selon un autre spécialiste du moment, pour produire la même quantité de grain un paysan russe à besoin de cinq fois plus de surface qu’un paysan allemand. L’impact négatif de la commune russe est évident. Cette arriération technique ne peut qu’aller de pair avec une arriération intellectuelle.

Sur le plan des idées, on ne peut pas suivre Berthier quand il affirme que selon Marx le progrès passe par la transformation du paysan en prolétaire. Il est exact que les « marxistes » russes avaient repris à leur compte les propos du maître concernant les pays ou le capitalisme était triomphant. Ils avaient oublié ou refoulé ce que Marx leur avait écrit alors :

« Si la révolution se fait en temps opportun, si elle concentre toutes ses forces, pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle ci se développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste »

On comprends en lisant cette phrase prémonitoire à quel point il ne pouvait être question pour Lénine et ses sbires de laisser la commune rurale fonctionner. Il fallait casser la moindre résistance du monde paysan, qui de fait représentait la grande majorité du pays. Quand Staline lancera peu après la mort de Lénine son programme d’industrialisation à outrance, la disparition de la résistance paysanne lui permettra de trouver toute la main d’œuvre désirable. Ce seront ces nouveaux prolétaires, heureux de quitter la misère paysanne, que l’on nommera la « génération Staline ».

A propos de la démocratie en Russie

A relire ce qu’écrivait Marx à propos du « mir » et de l’ « artel », on saisit bien ce qui le sépare des anarchistes. A aucun moment il ne pose le problème de la nature du pouvoir, russe en l’occurrence, ni de son effet sur les populations. C’est un intérêt de classe qui pousse Lénine à prendre le pouvoir. Il dit partout que seuls les bolcheviks sont capables de l’exercer pour le plus grand bien de tous, car ils ont la science. C’est ce qu’avance R. Berthier, et on ne peut qu’être d’accord avec lui là-dessus. Ce que l’on peut regretter c’est qu’il ne se pose pas la question de la nature du pouvoir que les communistes vont exercer et contre lequel Bakounine avait mis en garde, même s’il cite la phrase suivante de Lénine : « si le Tsar peut gouverner la Russie avec 130 000 aristocrates et propriétaires terriens, 240 000 bolcheviques peuvent faire au moins aussi bien. ».

Berthier décrit, alors, par le menu la façon dont Lénine et ses séides exercent le pouvoir entre Octobre 17 et Décembre 18. On assiste pendant cette première année du nouveau régime à la mise en place, sur le modèle traditionnel russe, des structures qui vont définir pour toute la suite la Russie soviétique. Effrayant !

Certes Lénine et les siens incarnent les intérêts de leur classe, la classe moyenne, mais que représente-t-elle alors ? Il ne suffit pas de dire que les communistes ont fait taire toute forme La ville russe devient alors uniquement un centre administratif de démocratie dans les soviets, il faut aussi se poser la question de ce qu’était l’idée démocratique en Russie à cette époque.

Février 17, la forme démocratique existe à travers ce que l’on appelle la douma d’empire, voir son mode d’élection, et le soviet de Petrograd qui s’est formé de manière spontanée. Voici la situation contradictoire par essence qui sera dénouée en octobre suivant. Pour comprendre cette situation et en faire une analyse compréhensible on ne peut pas se référer plus ou moins implicitement au modèle européen. Toute réflexion sur la démocratie européenne fait référence explicitement à la Grèce [17]. Le processus qui va de la démocratie athénienne à aujourd’hui passe par Rome et l’élaboration du droit romain puis au Moyen-Âge par les villes libres ou franches, par les révolutions anglaises et enfin par la révolution de 1789 et son apogée dans le suffrage universel.

Pour la Russie, si l’on peut aussi faire référence aux grecs, ce ne sont pas les mêmes. Il s’agit dans ce cas de l’empire grec d’orient, de Byzance. Athènes est passée aux oubliettes de l’histoire. Un bref aperçu de l’histoire russe est indispensable pour quiconque a envie de comprendre ce qui s’est passé alors comme ce qui se passe aujourd’hui. La façon dont Poutine fonctionne, n’est pas très différente de celle de Lénine et consorts. L’idéologie a beau avoir changé, la Russie, elle, est resté telle qu’elle fut, apparemment éternelle.

Déjà l’empire byzantin, dont elle a copié le mode d’organisation, avait décidé que tous les citoyens de l’empire étaient les enfants de l’Empereur, que seul le Père avait des droits, que la propriété privée n’existait pas et que la jouissance suprême des terres revenait à l’Empereur. Déjà structurée en deux parties : les libres et les esclaves, la société russe se dote d’une idéologie ad hoc.

Ce qui aurait pu évoluer d’une façon plus pragmatique, face aux réalités va se voir brutalement gelé. Deux cent ans de joug mongol vont faire apparaître l’organisation sociale précédente comme fondamentalement russe. On trouve donc ici les fondements de la société russe du XXe siècle. Tout est déjà en place. L’Etat tsariste classe sa population en catégories presque étanches. Il y a les « hommes de service » nobles ou fonctionnaire, les « gens des faubourgs » [18], attachés à ces lieux et les « gens des campagnes » irrémédiablement attachés à leurs propriétaires [19].

Par-dessus cette classification, Pierre I° instaure en 1722 la « Table des Rangs » qui va rester en application jusqu’en 1917. Quatorze classes sont instituées, ainsi que les possibilités d’avancement entre elles. La structure même de la société bureaucratique tsariste est en place, elle préfigure celle de l‘époque stalinienne, et on peut même dire, sans exagérer, qu’elle est le modèle de la fonction publique française. [20]

Ce rapide parcours permet de comprendre à quel point la société russe en 1917 est une société enfermée structurellement et intellectuellement depuis des siècles dans un carcan administratif terrorisant. Il n’y a pas un espace de liberté. Son histoire est jalonnée de révoltes paysannes et de complots aristocratiques, tous plus violents les uns que les autres et tous réprimés de la manière la plus expéditive qui soit. A moins de croire que l’on puisse « faire du passé table rase », il est clair que ce passé ne peut que peser sur le cours d’une révolution.

Est ce à dire qu’il ne fallait pas « faire la révolution ». Pour ma part, je pense qu’on ne « la fait » pas. Elle est un moment historique donné auquel on participe ou pas. Le « devoir » révolutionnaire est alors d’en pousser au maximum les avancées, d’ajouter le maximum de marches à l’escalier que d’autres avant nous ont initié. Ce qui n’empêche pas d’avoir une vision la plus clairvoyante possible de la situation. Compte tenu des éléments exposés plus haut, il est possible de dire que la position des sociaux-démocrates [21] refusant le pouvoir et préconisant une révolution bourgeoise ait été la plus sage historiquement parlant. Le pouvoir auquel ils faisaient référence, est bien ce pouvoir dont s’empare Lénine. Pouvoir qui n’est que la nouvelle forme moderne de l‘autocratisme tsariste et non une forme spécifique à un pseudo communisme.

Ce qui nous amène à nous poser la question des conditions nécessaires à la révolution libertaire. Berthier parle d’ « implantation profonde » à propos de l’anarchisme, mais dans les lignes qui suivent il décrit un pays où le mouvement ouvrier n’est pratiquement pas organisé, les syndicats sont interdits et où il n’existe aucune tradition de lutte. Il dit avec raison que « les ouvriers commencent à peine la lente élaboration vers une pratique et une théorie autonome qui ne peuvent être que le résultat de dizaine d’années de luttes et d’expérience [22] ».
Par contre les anarchistes sont partout, actifs, impulsant les luttes. Ils jouent en fait le rôle d’une avant-garde.

Et l’Espagne ?

Dans un lumineux article, [23] Marie Laffranque a fait une recension des écrits de Marx à propos de l’Espagne. Ce dernier décrit en détail tous les ingrédients présents dans la péninsule ibérique qui vont concourir au résultat que nous connaissons. Bien avant que le moindre anarchiste déclaré n’ait foulé la terre espagnole, une culture rebelle s’est fait jour. Non seulement rebelle mais aussi non centralisée. Voici ce qu’elle rapporte du travail de Marx après avoir passé en revue tous les faits historiques auxquels le penseur allemand fait référence :
Il [Marx] explique en particulier que le peuple espagnol des champs et des cités a une activité productrice, culturelle, voire même sociale complètement ignorée ou méconnue des sphères gouvernementales, et dont la vigueur se révèle dans les périodes révolutionnaires, pour la plus grande surprise de l’étranger.
L’intérêt presque nul porté à cette existence autonome explique la conviction, assez répandue encore de nos jours, qu’en Espagne « il n’y a rien », et l’air de miracle ou de résurrection que prennent, pour le spectateur non averti, les manifestations d’une pensée libre ou d’une conduite indépendante à l’échelle collective.

Et voici la conclusion à laquelle l’auteure est amenée. :

« Autrement dit, et presque tous les points qu’il [Marx] met en lumière appuient cette constatation : l’introduction des thèses de Bakounine, surtout dans les milieux barcelonais, entre 1864 et 1872, le succès de la branche anarchiste qui s’est alors détachée du tronc commun ne sont pas nés par la simple vertu de l’idéologie proudhonienne, répandue en Espagne à partir de 1866 par les traductions de Pi y Margall, ni par celle des idées de Bakounine, encore pratiquement inconnues en 1865, ou encore sous l’effet d’une conversion subite obtenue par le raid victorieux de Fanelli et fortifiée par les manoeuvres secrètes de la tendance bakouniniste. Le mouvement anarchiste s’est développé sur un fond historico-social propre à la péninsule. Il a des antécédents jusqu’avant les Temps Modernes et correspond à une longue, profonde et multiforme tradition des peuples espagnols rassemblés par la monarchie des Rois Catholiques. Nul doute que le mouvement et l’idéologie anarchistes, peut-être même certaines conduites des marxistes espagnols17, lui doivent un caractère et une orientation propres. »


Tout ceci ne peut que renforcer l’idée qu’en Russie les conditions culturelles, historiques étaient absentes. Il n’y a pas dans ce pays de tradition individualiste. Dans un pays frère (?) la Chine où l’anarchisme fut aussi présent au début du XXe Siècle, l’individualisme tel qu’il s’exprime dans le Tao est présent depuis les origines. Rien de tel dans la patrie d’Ivan le Terrible ou de Pierre le Grand.
Tous ces faits sont là pour montrer l’inéluctabilité de l’évolution de la situation en Russie entre Février 17 et Octobre 17.

C’est ce que refuse d’accepter Berthier. A mon avis ce que l’on appelle « l’échec de la révolution » n’est pas imputable à l’action des anarchistes mais est le résultat inévitable d’une situation historique indépassable. Contrairement à ce qu’il affirme au début de son livre : « L’explication de Trotsky explique l’échec mais n’explique pas la dégénérescence », il n’y a pas eu de dégénérescence de la révolution. Pourtant R. Berthier entrevoit rapidement la réalité quand il dit : « le contexte décrit par Trotsky n’est pas inexact, mais il n’explique rien, car en vérité la Révolution russe, dans ce conditions, aurait du simplement être vaincue et conduire à un retour à la situation antérieure ». C’est en fait ce qui s’est passé. Le nouveau Tsar s’appelle Lénine.

Un terme et un débat

L’acceptation du terme « dégénérescence » telle que le fait l’auteur dans cette phrase permet de poser le problème de l’échec anarchiste et de reprendre le débat sur le problème de l’organisation. Car en fait c’est cette problématique qui motive l’écriture de ce livre.
Berthier avance, à la fin de sa préface, que la dénonciation de l’autoritarisme des bolcheviks permet d’éviter de se poser la question de la division du mouvement anarchiste et de son « incapacité à constituer une organisation nationale ».
Auparavant il avait utilisé le texte de Gorelik [24] pour mettre à jour le problème qui serait à l’origine de l’échec anarchiste en Russie, l’antagonisme entre anarchistes-communistes et anarcho-syndicalistes ainsi que l’absence d’organisation. Gorelik met selon R.B. en lumière l’absence de cadres sérieusement formés, et l’auteur ajoute « qu’il faut tenir compte de l’absence d’une longue tradition de propagande anarchiste qui aurait inculquer aux paysans et aux ouvriers les principes constructifs et les moyens de les réaliser » en cela d’ailleurs il reconnair la grande différence d’avec la situation espagnole, ce que j’avais exposé plus haut.
Puis dans sa conclusion intitulée « Les Leçons d’octobre » Berthier, alors qu’il a reconnut plus haut « qu’il est fort probable que le plateformisme s’il était devenu hégémonique dans la classe ouvrière lui aurait fait subir une régression de même ampleur que le bolchevisme », revient sur la polémique qui occupa le milieu libertaire des années 20 et 30, et qui continue de diviser la mouvance anarchiste. Il s’agit de cette fameuse « Plateforme d’Archinov ».

Pour Archinov et ceux qui le suivront l’ « échec » de la révolution russe ne s’explique pas seulement par la répression exercée par les communistes mais surtout par « l’absence d’un programme pratique déterminé au lendemain de la révolution » [25]. On sent à travers toute cette conclusion à quel point Berthier reprend à son compte les principaux points de la plate forme.
L’affirmation d’Archinov disant que « nous devons entrer dans le mouvement professionnel révolutionnaire comme une force organisée, responsable du travail accompli dans les syndicats devant l’organisation anarchiste générale et orientée par cette dernière » devient un principe fondateur, Berthier affirme alors que : « le discours anti-autoritaire consistant à dire « nous ne voulons pas diriger, nous sommes des guides » n’est qu’un paravent ».

Un peu moins de vingt ans après la Révolution russe éclate en Espagne le printemps de l’anarchie. Sont réalisées là toutes les conditions plateformistes. Il y a une « orga » très structurée un travail de masse profond, des conditions historiques favorables etc. etc. Et pourtant ce n’est pas tout a fait comme cela que se passent les choses. Même si on fait abstraction de la force supérieure du fascisme franquiste-européen et du comportement criminel soviétique, il faut reconnaître que les choses ne vont pas de soi. Nombre de textes parus dans A Contretemps illustrent cette problématique.
S’il fallait évidement revenir sur les événements de 17 en Russie, Berthier aurait put faire l’impasse sur le débat récurent du mouvement anarchiste à propos de l’ « orga ». Ou alors il aurait fallut qu’il prenne en compte les événements espagnols et le fonctionnement de cette « orga » qui arrive au pouvoir, même si ce n’est que brièvement. Car aujourd’hui nous en sommes là. Le communisme a disparu, l’ombre du fascisme continue à planer, le « religieux » fait toujours recette de façon non institutionnelle, la décroissance capitaliste menace. La donne a changé, il faut prendre tout cela en compte. La référence aux occasions ratées ne suffit plus.
Un travail de comparaison entre les deux révolutions fait apparaître clairement l’importance du passé dans le déroulement des évènements. En refusant l’héritage de l’histoire, en refusant d’essayer de comprendre dans quelle mesure les événements actuels sont des conséquences d’une culture passée on se fait les fourriers d’une acceptation de la situation actuelle sans se donner les moyens de la changer. Il faut sans cesse rappeler que le slogan « du passé faisons table rase » relève d’une attitude religieuse, identique à celle du fondamentalisme chrétien qui croit que l’on peut naître de nouveau « re-born » sans le poids du passé, par simple renoncement à son passé de pêcheur et acceptation totale d’un nouveau guide.
Il faut sortir de la dualité « échec/organisation ». Le siècle a changé et la société avec. La révolution à venir, si elle vient, sera différente de ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui. Sa nécessité n’a jamais été aussi grande et grandit de jour en jour. Mais les difficultés qu’elle rencontrera, non pas en terme de renversement des pouvoirs, l’histoire nous a montré que jamais une révolution n’a renversé un pouvoir établi mais elle a juste achevé un monarque au sol. Le travail des révolutionnaires sera de faire face aux tâches du moment et l’idée qu’il suffira de palier à l’échec par l’organisation ne pourra que les desservir.