Quelques réflexions suivant la lecture d’un article d’A contretemps portant sur ce sujet.
En mai 2010 A contretemps, Bulletin de critique bibliographique, titrait son numéro 37 : « du syndicalisme révolutionnaire ». Pour Freddy Gomez son animateur les temps avaient définitivement changé. « Les modèles (syndicaux) sont aujourd’hui définitivement morts, disait-il, et avec « eux les fausses illusion qu’ils trimballaient ». De là à penser, comme il ajoute, qu’il n’est pas interdit de penser que nous en sommes revenus à la case départ, il y a un pas que je me garderais de franchir. Pourtant l’article, consacré à des « réflexions sur l’analyse du syndicalisme révolutionnaire » qui clôt cet excellent numéro, est une introduction importante à cette hypothèse du recommencement. Par les pistes qu’il ouvre sur les origines de ce courant de contestation ouvrière qui a marqué plus profondément que l’on ne croit souvent l’imaginaire social français il pose bien des questions. Le fait que cet article ait été écrit, pensé, par un chercheur allemand, loin des disputes françaises telles qu’elles sont illustrée par la reproduction de ce texte d’André Prudhommeaux qui le précède, nous laisse aussi libre d’avancer une série d’hypothèses qui tournent autour de la nature de ces ouvriers qui furent le fer de lance du syndicalisme révolutionnaire.
La lecture de cet article, lu et relu plusieurs fois, m’a donné de quoi réfléchir en profondeur sur un problème très simple et qui avait déjà attiré mon attention lors de la publication d’un autre article . Réflexions sur les quelles je reviendrais par ailleurs plus loin. Les premières lignes de ce que j’écrivais alors peuvent être réutilisées telle quelles : « L’historiographie contemporaine n’en finit de revisiter l’histoire du mouvement ouvrier. Elle tente d’échapper avec plus ou moins de bonheur à la doxa marxiste. Bien des événements sont encore recouverts d’une couche d’interprétations qui relèvent le plus souvent d’une lecture mythologisante. ».
Il s’agit ici de ce qui concerne ces ouvriers qui vont donner vie à ce qui prendra le nom de syndicalisme révolutionnaire et qui disparaîtront de manière quasi inexplicable quand on l’affronte d’un point de vue non-matérialiste comme le fait l’auteur B. Altena : « L’Etat intervenait dans la vie de chaque citoyen […] la politique sociale leur offrait un filet de sécurité ». Et l’auteur continue en disant que c’est pour cela que les « travailleurs qui sympathisèrent avec le syndicalisme révolutionnaire » s’intégrèrent sans résistances. Il est assez curieux de lire dans cet article élogieux sur la révolte de ces mêmes ouvriers, qu’ils aient disparu parce que la sucette était bonne.
On pourrait critiquer l’auteur en disant qu’il n’a pas pris en compte dans cet évanouissement l’hémorragie de 14-18. Combien de ces ouvriers si méritant n’ont il pas laissé sur le champ de bataille leur corps si ce n’est leur illusions révolutionnaires ? Il y a une autre hypothèse rarement étudiée qui est la transformation colossale imposée par la guerre aux processus de fabrication qu’est la généralisation de l’organisation scientifique du travail autrement dit le taylorisme.
Ceci ne pourrait il pas expliquer cela ? C’est en fait mon avis. Pour comprendre ce qui s’est passé alors il faut prendre le problème par un autre bout, à savoir questionner l’identité de ces ouvriers.
B. Altena et sa compréhension de ce que sont les syndicalistes révolutionnaires
On pourrait faire un parallèle avec le travail des ethnologues et autre anthropologues à qui il ne viendrait pas à l’idée de parler des « sauvages » sans parler des rites d’initiation comme de l’organisation de leurs modes de subsistances . Dans cet article à plusieurs reprises l’auteur frôle cette problématique mais sans jamais l’approfondir comme ici quand il affirme « quand on peut construire un navire on peut transformer la société » ou bien quand il dit ceci qui est à la limité du racisme anti-ouvrier « les syndicalistes ouvriers étaient tout à fait capable (sic) d’exprimer les raisons qui les faisaient se prononcer pour le syndicalisme ». Ouvrier moi-même je ne peux que remercier l’auteur de me faire une telle fleur…Plus sérieusement il entrevoit quelque chose quand il fait une différence entre les ouvriers qui viennent de la campagne et ceux des villes, les premiers deviennent plutôt sociaux-démocrates que révolutionnaires.
Plus loin il remarque que certains historiens sont sur la piste des « traditions de métier », il remarque aussi qu’une autre historienne soutient que le syndicalisme « plonge ses racines dans les compagnonnages ». Mais Bert Altena n’ira jamais plus loin. Il publie un tableau fort intéressant et qui illustre en même temps son ignorance. Il montre que sans contestation possible les ouvriers du bâtiment sont quasiment présents dans tous les pays, mettant les ébénistes dans un colonne propre il montre qu’il ignore toutefois que les ébénistes sont seulement des menuisiers plus habiles , donc relèvent dans ce genre de statistique de la catégorie précédente. De la même façon il ne comprend pas non plus comment les tisserands, travailleurs du textiles, ont rejoint les syndicalistes révolutionnaires . C’est ce qui arrive quand on étudie une population donnée en restant à l’extérieur. Il a beau jeu après de relever l’anti-intellectualisme de certains syndicalistes révolutionnaires. Ce travers ne lui est pas propre. On le rencontre souvent. En 2007 un article de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, citée plus haut, tentait de réviser la version romanesque et eschatologique de l’affaire des destructions des machines en Angleterre du début du XIX° siècle. Dans cet article, l’auteur Philippe Minard faisait apparaître clairement que ce qui heurtait les ouvriers tisserands et assimilés en révolte ce n’était pas tant la machine en tant que telle mais ce qu’elle entraînait au niveau de la modification, du changement profond de l’organisation sociale.
Eric J. Hobsbawm avait déjà, dans un article déjà ancien mais qui vient d’être republié , démontré que le bris de machine était une forme de négociations sociale particulièrement violente et tout aussi efficace, qui si elle touchait les machines pouvait tout aussi bien être appliqué contre les arbres de la propriété du patron qui se trouvaient alors couchés par terre.
C’est la systématisation de cette pratique, son extension et son incarnation dans un leader, un certain Ned Ludd , qui auraient fait la célébrité d’un mouvement dont l’origine économique est à chercher avant tout dans le blocus militaire dont souffrait l’Angleterre à ce moment là.
En introduisant des machines performantes le patronat anglais bouleversait, cassait la hiérarchie interne de la classe ouvrière. Cette hiérarchie échappe souvent à ceux qui étudient ce domaine, car elle est rarement explicite, mais toujours implicite. Il suffit d’assister à une réunion d’ouvriers sur un chantier pour savoir qui est quoi et en fonction de quoi ils parlent.
Revenons à la définition de base, l’ouvrier. Un dictionnaire étymologique va commencer par donner une explication contemporaine du mot, est ouvrier celui qui exécute pour le compte d’autrui, moyennant salaire, un travail manuel, puis à fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la notice apparaît la notion de travail bien fait, puis le mot « œuvre » prends sa place : « C’est à l’oeuvre que l’on connaît l’ouvrier ».
Depuis les temps les plus reculés, pour être reconnu par ses pairs, l’ouvrier exécute un chef d’œuvre. C’est cette capacité de faire qui lui donne son statut, c’est la complexité de cette œuvre qui le met à la place qui lui revient dans la hiérarchie ouvrière. Pour cela il a du faire un apprentissage long et souvent pénible, mais d’une rare complexité. Il est important de s’arrêter sur cette période cruciale, pour l’ouvrier. Le début de l’apprentissage est le même dans toute les professions, balayage, petites courses, transport de matériau. C’est le temps nécessaire à la fois pour se faire à la dureté du travail et en même temps c’est un temps d’observation, où les anciens se font une idée sur la place que le nouveau va pouvoir tenir dans l’équipe. Il ne faut pas se cacher que cela peut aussi être le temps des vexations. Puis de fil en aiguille, la participation de l’apprenti à l’œuvre va devenir plus importante jusqu’au jour où on lui demandera de tracer une pièce. C’est à ce moment là que l’apprentissage réel commence. Dans tous les métiers qui « tracent » revient, comme un leitmotiv, le dicton disant qu’un plan bien fait c’est la moitié du travail exécuté. Pour savoir tracer, il faut d’abord avoir compris ce qu’il faut faire, puis savoir comment il faut faire, puis enfin on trace. Ces trois périodes sont fondamentales. Il suffit que l’une d’entre elles n’ait pas été approfondie pour que malgré toute l’habileté de l’ouvrier, toutes les capacités de sa main, l’objet terminé ne puisse servir.
On a souvent parler de » l’aristocratie ouvrière en parlant des métallos ou des mineurs ». Voilà un concept qui est né au début des années 20 sous l’impulsion des idéologues communistes, soucieux qu’il étaient de faire oublier la vrai aristocratie sur laquelle ils n’avaient pas pu mettre la main, car celle-là réfléchissait par elle-même, habituée qu’elle était à concevoir et réaliser du début à la fin quoi que se soi. L’aristocrate ouvrier est celui qui transforme la matière première en produit fini. Les Compagnons du devoir, enfants des corporations d’antan, font remonter leurs origines aux constructeurs du Temple de Salomon. Sans aller jusque là, le consensus en milieu ouvrier est de considérer le tailleur de pierre comme la clé de l’édifice social. Il est l’architecte des origines, c’est lui qui connaît le mieux le trait. Puis viennent, en conflit permanent entre eux pour la seconde place, le menuisier et le charpentier, puis le maçon puis les autres.
Si l’on conserve l’idée que l’aristocrate ouvrier est celui qui transforme la matière première en un produit fini, on trouve à côté de ces corps de métier du bâtiment, aussi bien des serruriers, des tisserands ou des tailleurs. Ce sont ces hommes qui, ayant l’habitude de réfléchir, furent les plus actifs dans la construction des organisation et syndicats anarchistes ou d’inspiration proche. Ce furent eux qui, le jour ou il fallut reprendre la production, réorganiser la vie sociale comme en Espagne et ailleurs, naturellement, prirent les choses en main.
Ce sont eux qui dans les grands pays industriels payèrent le plus grand tribut à la taylorisation du travail. En découpant la tâche en parties distinctes de plus en plus petites, le capital avait besoin d’une main d’œuvre interchangeable. Même si la technicité pouvait être grande, s’en était fini de l’œuvre en tant que reproduction du grand Tout. A partir de là, ceux qui s’instituèrent l’avant-garde du prolétariat pouvaient enfin conduire la classe ouvrière vers des horizons glorieux sans craindre la présence de trublions qui prétendaient se passer de chefs.
En passant à côté de cette formation et de ce qui précède Altena ne peut que montrer son incompréhension de ce que furent au fond ces ouvriers révolutionnaires. Pourtant après avoir montrer que la disparition des métiers dans l’organisation scientifique du travail et des corps dans la grande boucherie étaient les raisons principales de la disparition dans les faits des syndicalistes radicaux, il apparaît que cela ne suffit pas à comprendre la non-résurgence de cette tendance, autre que groupusculaire, du mouvement ouvrier. Il nous faut bien alors prendre en compte ce que dit B. Altena quand il avançait cette idée qu’ils avaient cédé parce que « la politique sociale leur offrait un filet de sécurité ». Plus subtilement il avance l’idée que « dès que l’Etat a commencé à se soucier de la vie des travailleurs et des conditions de travail, ces organisations se sont trouvées dans une situation difficile ». Effectivement, il ne s’agissait plus alors de construire une nouvelle société mais de s’asseoir avec les patrons et les représentants élus ou pas de l’Etat et de négocier. Pour négocier il faut connaître les dossiers, pour les connaître il faut en faire son métier, le permanent syndical devenant alors un spécialiste, la radicalité revendicative pouvait alors disparaître. Peut elle renaître ?
Quelles conditions pour un nouveau syndicalisme révolutionnaire ?
L’ancien a disparu à la fois sous les coups des nouveaux modes de production, par l’accaparement par les « révolutionnaires « des traditions ouvrière et par le développement d’un Etat providentiel. Aujourd’hui, ces nouveaux modes de production après avoir transformé les façons de travailler en profondeur se sont attaqués aux lieux de travail et les ont éparpillés, dissolvant ce qu’il pouvait y avoir encore de convivialité. Les « révolutionnaires » se sont évanouis dans les brumes glorieuses du passé, une fois leur mission historique réalisée, c’est-à-dire avoir convaincu tout le monde que la « révolution » était criminogène. Quand à l’Etat lui, force est de reconnaître avec Zigmunt Bauman , qu’incapable de prendre tout le monde en charge « il n’a laissé derrière lui que la carcasse d’une république dépouillée de tous ses atours ».
Il continue en disant que « les usines ne sont plus les lieux où investir nos espoirs de changement social ». Quand le temps passé dans une même entreprise est de plus en plus réduit, le nombre de contrat à durée déterminée croissant sans cesse, on ne peut plus attendre qu’une forme de loyauté, solidarité avec les co-travailleurs puisse s’exercer. Dans cette société livrée à la privatisation forcenée, la principale production est l’exclusion, momentanée ou définitive. Cette privatisation touche aussi les multiples modes de lutte, genre, race, passé colonial, écologie, sdf, où chacun et chacune tout en s’impliquant, souvent de manière radicale, en contrôle jalousement les frontières. Le philosophe américain Richard Rorty disait à propos des premiers qu’ils feraient mieux de parler plus d’argent et moins de stigmatisation.
Le lieu de travail ne serait plus la « forteresse ouvrière ». De cela qu’on le veuille ou pas il faut tenir compte. Le champ traditionnel de la formation professionnelle en tant aussi que formation éthique n’est plus que l’apanage d’extrêmes minorités de métiers, donc la question se pose de savoir qui aujourd’hui et dans quel domaine produit à partir de la matière brute un produit fini à la manière des compagnons d’autrefois ? D’autre part, l’autre caractéristique du syndicalisme révolutionnaire, c’est à dire à la fois les revendications et le discours existent-ils encore et où ?
Vers un nouveau syndicalisme révolutionnaire ?
La reprise par plusieurs centaines de sites web du « Manifeste pour la création d’une organisation hacker en France » est significative d’un intérêt pour ce qui apparaît le plus souvent comme une forme moderne de pirates. Il est pourtant intéressant de s’arrêter sur ce que ses auteurs déclarent : « À dater de ce jour, nous serons les ennemis déclarés de l’idéologie liberticide ambiante. À dater de ce jour, nous informerons sans relâche les individus sur le fonctionnement de l’État Français, son idéologie, et les méthodes qu’il emploie pour maintenir le statu quo. Nous refuserons la violence, car elle ne saurait être nécessaire alors que nous maîtrisons tous les maillons de la chaîne de l’information. Les différents organes de « défense » de l’État peuvent aisément briser n’importe quel individu ; nous le savons et l’assumons, car nous savons également que l’État ne pourra jamais briser une idée juste. Nous formerons et informerons tout individu ou groupe souhaitant se tenir à l’écart de la surveillance d’État, ou simplement obtenir un certain niveau d’indépendance technologique et/ou idéologique. […] Nous ne souhaitons pas saper le travail des groupes, collectifs associations ou hacker spaces existants, et nous serions honorés de travailler en commun avec ces organisations ».
Nous avons donc là un discours radical qui n’est qu’une des manifestations de l’expression du courant radical des acteurs d’Internet. Nous avons aussi un lieu qui est très particulier, lieu de travail comme de vie, bien adapté au monde dans lequel nous vivons puisque le réseau des réseaux, miracle permanent de la technologie aussi bien que poubelle des poubelles, a formé, déformé la société globalisée. Quelle est la formation de ces acteurs ? Ce que l’on appelle communément « math-info ». A partir de quelques chiffres et lettres ils-elles construisent des produits finis de plus en plus complexes, subtils, efficaces, utilisables par des non-spécialistes. Il ne s’agit pas d’idéaliser qui ou quoi que ce soit, mais d’être aux aguets de ce qui peut se passer pas si loin de nous. Entre les débuts d’Internet en 1994 et le sommet momentané atteint en mai 2010 par la crise financière causé par l’utilisation d’ordinateurs ultra-rapides contenant des algorithmes sophistiqués le monde a changé profondément. La course à la vitesse ne connaît pas de limite, intrinsèque qu’elle est à l’informatique . Pour Virilio cet excès de vitesse est en train de devenir un danger pour le capitalisme financier lui-même car il s’agit de quelques millisecondes de différences qui font que les spéculateurs gagnent ou perdent des millions.
Avancer cette hypothèse : les hackers sont la partie immergée publique d’un nouveau syndicalisme révolutionnaire peut paraître ridicule à plus d’un titre. Une de leurs caractéristiques est leur semi clandestinité. Mais au fond que connaît-on des syndicalistes révolutionnaires des débuts du XXème siècle ? Pas grand-chose ! Ceux qui font références sur le sujet ne sont pas des ouvriers. Les Monate, Rosmer et autres étaient des employés puis des militants professionnels. Aujourd’hui que sait le monde politique, traditionnel ou révolutionnaire de ce que l’on nomme Internet ? Pas grand chose en fin de compte. Si Internet apparaît comme un monde pour le moins opaque ce n’est pas tant de leur fait que de notre propre indolence. Le monde des hackers est constitué par un ensemble de praticiens qui ont décidé que la révolution numérique était leur. Cette dernière continue à repousser les limites du possible malgré les velléités régulatrices des décideurs de tout poils. Personne ne sort indemne de cette transformation de la pensée contemporaine . La révolution numérique peut être niée, et bien des penseurs et autres théoriciens apparaissent complètement déconnecté de ce qui est en train de se passer. Elle peut ne pas être prise en compte bien qu’elle semble avoir pénétrer le quotidien de façon quasi irréversible. L’idée même que le réseau ne puisse fonctionner qu’à 99% du temps, c’est à dire 3 jours de panne par an est devenu insupportable. A partir du moment où dans la réflexion est prise en compte cette exigence d’immédiateté, de notre désir d’ubiquité, notre conception du monde prend une tout autre tournure et l’importance des hackers et de leur refus/action de toute réglementation liberticide apparaît comme une garantie de notre liberté, individuelle comme collective.
Cette analyse aborde la résurgence sous une autre forme, inattendue, du syndicalisme révolutionnaire à l’échelle mondiale