Les historiens, spécialistes de cette période, ont été amenés à rendre compte et à prendre en compte ces groupes qui ne se reconnaissaient dans aucun des camps en présence. Au travers de quelques uns de leurs écrits nous allons tenter de dégager des tendances. L’année 1962 est la date de la première apparition du concept sous la forme du livre de G.Williams "The Radical Reformation". Est elle l’année charnière ?Y a t’il un avant et un après ?
A) Avant 1962
Prenons deux exemples tirés, l’un de la sphère française, "l’histoire générale du protestantisme" de E. Léonard, l’autre venant du monde anglo-saxon,la " New Cambridge Modern History ". E.Léonard parle de la "crise anabaptiste"., c’est le titre d’une des parties composant le chapitre "Arrêt de la vague luthérienne" .Il ne considère pas qu’il y un phénomène spécifique. Pour lui l’Anabaptisme est une insurrection plus grave que celle de Münzer, qu’il reconnaît par ailleurs comme l’un des principaux protagonistes de la Réforme, et est la première concurrence à la Réforme de Luther. Pour Léonard c’est "une conception individualiste, sentimentale et pratique" de la Réforme. S’il y a succès de l’Anabaptisme il est du essentiellement à sa dimension millénariste. Vis a vis des Quakers il a aussi une position que l’on peut qualifier de partisane. Reconnaissant qu’il s’agit d’un grand mouvement d’une "bienfaisance universellement reconnue" il dit qu’il est formé "d’illuminés qui prennent leur propre révélation comme vérité sans y voir l’innocente appropriation des textes sacrés".
La comparaison avec l’ouvrage de Cambridge peut apparemment faire apparaître un point de vue opposé. Un chapitre entier est consacré à l’Anabaptisme, dans l’article intitulé "Les Réformateurs suisses et les sectes". Ce texte prend en compte la problématique de la "Réforme radicale", et utilise cet adjectif, qui en fait est d’un usage beaucoup plus courant en anglais qu’en français. Mais le problème vient de l’auteur lui même Ernest A. Payne .Ce dernier n’a écrit que la partie concernant les Anabaptistes, et est lui même partie prenante. En effet il est à ce moment là (1958) le secrétaire général de l’Union des Baptistes de Grande Bretagne et d’Irlande. Il n’est ici pas question de mettre en question la valeur du travail fait .Il est le seul parmi tous les ouvrages que j’ai pu consulter, à publier la confession de Schleitheim. Il faut cependant reconnaître que pour aborder ce sujet les éditeurs ont dû appeler quelqu’un issu de la sphère religieuse concernée.
A partir de ces deux exemples on peut affirmer que l’idée de l’existence d’une réforme radicale existait déjà dans le monde anglo saxon avant le travail de G. Williams, on peut même se demander si cela relève d’une opposition entre recherches anglo-saxonne et française. C’est ce que nous allons tenter de déterminer.
B) Deux types de recherches ?
En 1990 l’Université de Cambridge publie un nouveau tome concernant la Réforme. Cette fois les Anabaptistes et la Réforme radicale ont droit à un chapitre entier avec pour auteur un historien canadien, James M. Stayer. Que s’est il passé ? L’éditeur G. R. Elton s’en explique dans une longue préface. Les trente dernières années témoignent, dit il, de l’exceptionnelle explosion de nouvelles recherches et interprétations dans ce domaine. Pourtant, à propos des Anabaptistes et des sectes, l’éditeur prend ses distances .Pour lui, il y a eu un retour de pendule. Pendant toute une période, pour des raisons tenant à des "préférences politiques et au culte des ancêtres", les sectes ont été à la mode .Maintenant tout en reconnaissant l’existence d’une" pseudo Réforme radicale" les historiens la remettent à sa juste place, c’est à dire celle d’une petite frange de pauvres gens dont les puissants n’auraient jamais du avoir si peur. L’article de Stayer ne règle pas le problème dans le sens désiré par l’éditeur.
Les chiffres que l’historien canadien avance, ne donnent pas l’impression d’un petit groupe sans importance. Au moment où la persécution cesse aux Pays Bas, avec l’arrivée de Guillaume D’Orange, on estime à 100 000 membres l’ensemble des communautés mennonites.
Les Habsbourg auraient exécuté au minimum 1500 Anabaptistes pour hérésie. L’article de l’historien canadien commence avec l’affirmation d’un radicalisme religieux présent à l’état endémique dans toutes les régions touchées par la première Réforme et cette radicalité s’est développée particulièrement en Suisse, car les habitudes d’auto-gouvernement des cités légitimaient la pression populaire qui accompagnait la réforme. Il termine en disant "mieux que n’importe lequel des groupes protestants les Anabaptistes ont maintenu le laïcisme et l’anticléricalisme de la première Réforme". Comme on peut le voir le débat à propos d’une troisième réforme traverse ce livre, tout britannique qu’il soit.
Un autre éditeur prestigieux "la Pléiade" a publié en 1972 trois tomes consacrés à l’Histoire des Religions. Dans le tome deux on trouve presque côte à côte un écrit de Jean Séguy intitulé "Les non conformismes religieux d’Occident" et celui de R.Stauffer sur "la Réforme et les Protestantismes". Si le premier, comme cela était prévisible, reprend son concept de "Réforme radicale" et le développe, le second a une attitude semblable à celle de E. Léonard. Il récuse le terme d’Anabaptiste," il serait, dit il, plus exact de les qualifier de baptistes". Il les présente comme une menace de l’intérieur envers Zwingli. De la même façon il considère Münzer comme un transfuge du mouvement évangélique. Pour Stauffer le conflit entre Luther et les paysans relève de l’ordre public. Il écrit ceci : "au lendemain de la guerre des paysans, Luther est confronté à un nouveau problème, théologique cette fois". Peut être les lettres que Luther écrivit en réponse aux suppliques des paysans où il parlait de la liberté chrétienne du serf n’était elle pas de la théologie. On constate ici aussi une discussion à l’intérieur d’un même ouvrage, français cette fois.
Dans" L’aventure de la Réforme" ouvrage publié en 1986 sous la direction de Pierre Chaunu, Hans Guggisberg en charge de la partie consacrée aux "marges de l’histoire" écrit que les Anabaptistes sont" des radicaux surgis de l’intérieur qui dépassent sur sa gauche un nouvel ordre chrétien dans une volonté de mener à bien dans un sens authentiquement évangélique livre sur le Marxisme et la Réforme, dont nous aurons l’occasion de parler par la suite. Il est un ferme partisan du concept de "Réforme radicale". Il cite abondamment le livre de G. Williams, un chapitre entier est consacré aux Anabaptistes et se termine par cette phrase : "leur théologie (aux Anabaptistes) des deux royaumes pose comme postulat une rupture entre le Monde et l’Eglise, tout aussi radicale que celle de Münzer". A l’été 92 Roger Mehl, dans une recension de "Réforme et Révolution" recueil publié sous la direction de Paul Vialleneix, parle, à propos des Puritains d’Angleterre de "dérive par rapport au dogme central de la Réforme".
On peut dire qu’il y a discussion sur le problème, les oppositions apparaissant bien tranchées. Il n’y a ni antagonismes culturels ou nationaux ni problèmes de génération. Les présupposés personnels semblent jouer un grand rôle dans ce débat.
C) Témoignage du passé
En 1977 parait "Historiographie de la Réforme" rassemblant des communications faites lors d’un colloque portant le même nom. On n’y trouve aucun article en relation avec la réforme radicale. Seule une communication est faite à propos de l’unique théologien des Quakers : Robert Barclay.(1648/1690)
Il est intéressant de voir comment 150 ans après la Réforme, un de ceux qui ont amené la Réforme radicale le plus loin, se penche sur son passé. Les adversaires des Quakers les ont accusés de tous les péchés de la terre. Accusé de Socinianisme, Barclay s’en défend vigoureusement. Dans son "Apologie", véritable et probablement seul traité théologique quaker, il attaque durement les tenants de l’église Unitarienne dont devraient le rapprocher l’esprit de tolérance et le pacifisme. Mais il reproche à ces " grands maîtres de la raison " de ne laisser aucune place à la "lumière intérieure". Dans son livre Barclay ne cite aucun nom de la "Réforme radicale" du siècle précédent, même Thomas Münzer en est absent. Il estime que la Réforme n’est pas allée assez loin dans la réaction anti romaine. Accusé d’Anabaptisme munstérite, il s’en défend. Il ne voit aucune différence de nature entre les exactions commises par les Anabaptistes et celles des Protestants et Catholiques même s’il compare les premiers à un "simple et malavisé larron aisément attrapé et pendu alors que les autres sont une troupe de brigands résolus et hardis et plus précautionnés". Il est clair que Barclay ne reconnaît aucune filiation ou influence. Il n’y a pas de "Réforme radicale", si ce n’est lui et ses amis.
Force est de reconnaître que l’idée de l’existence d’une troisième Réforme pose problème aux historiens, et qu’il faudra certainement du temps pour que se dégage un consensus à ce sujet. Pour des raisons très différentes des historiens le temps de la Réforme a attiré l’attention d’un certain nombre de penseurs engagés dans les luttes sociales de leur temps. Ils vont jouer un rôle important dans la production théorique marxiste et eux font preuve à propos de cette période d’un accord collectif.