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L’éducation populaire, un mythe ?

Ces dernières années cette activité traditionnelle déjà ancienne, dont Internet est devenu un des haut-parleurs, a pris une ampleur nouvelle. L’association coopérative Le Pavé en apparaît comme le navire amiral. Google, interrogé, indique plus de 140 000 résultats. C’est dire que l’on peut être amené à s’interroger sur ce renouveau. Un site web aussi radical qu’il veut être que celui intitulé Jura libertaire offre à la tête de pont du Pavé, Frank Lepage, une tribune, sans discuter la fonction de ce bateleur doué et percutant. Tentons de notre côté une analyse actualisée.

De toute éternité la connaissance est une exigence humaine. Elle a partie liée avec les notions du bien et du mal. Dans la tradition judéo-chrétienne, elle apparaît dès le début du récit biblique avec l’arbre du bien et du mal, l’arbre de la connaissance en relation avec la recherche d’autonomie d’Adam et Ève. Nul ne pourra remettre en cause le fait que la connaissance s’acquiert à la fois par la transmission du savoir, c’est-à-dire l’éducation, et par l’expérimentation personnelle. De tout temps le savoir a été reconnu comme à la fois un outil de pouvoir et de libération. La notion d’éducation « populaire » est, elle, particulièrement récente. Elle est contemporaine de celle d’enseignement obligatoire chère à Jules Ferry. L’adjonction du terme « populaire » est la prise de conscience qu’il y avait une éducation pour les riches et une autre pour les pauvres que l’on appelait alors « le peuple », la « populace ».

C’est l’époque où sous les coups de la révolution industrielle une nouvelle classe sociale voit le jour, celle qui selon les traditions prendra le nom de classe ouvrière ou de prolétariat. C’est dans la mesure où cette nouvelle entité s’organise qu’apparaît la nécessité de se former aux nouveaux défis que présente une société en complet changement.

Des écoles parallèles vont alors naître partout en Europe. En France, le mouvement ouvrier qui s’organise autour des Bourses du travail proclame qu’il est nécessaire de se former et de lutter. L’un ne va pas sans l’autre. L’un de ses leaders, Fernand Pelloutier, dans un texte resté célèbre, l’exprimera mieux que tout autre : « Actuellement, notre situation dans le monde socialiste est celle-ci : proscrits du Parti parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas , des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. »

Les partis ouvriers vont très rapidement mettre en place des « écoles du parti » qui sous prétexte de formation des militants procéderont essentiellement à leur formatage. Il arrivera dans certains pays comme en Allemagne que les contestataires de la ligne officielle seront « promus/mutés » dans ces écoles pour ne plus être dans les pattes des leaders. Mais nulle part comme en Espagne les prolétaires eux-mêmes ne prendront en main leur propre nécessité de formation. Cela va être la période des « athénées » libertaires qui vont marquer durablement la pensée anarchiste. Ces lieux de formations seront en même temps des lieux de réflexion et de liaison sur les combats en cours jusqu’à la défaite de la révolution espagnole. En France, après la Première Guerre mondiale et le reflux du syndicalisme d’inspiration libertaire, ce sont les partis dits ouvriers qui prendront le relais. Les milieux catholiques, progressistes ou pas, tailleront leur part dans ce qui est au fond un travail de formation permanente. Une des plus belles créations de ces courants sera le mouvement des auberges de jeunesse qui seront alors autre chose que des hôtels à bon marché.

La Seconde Guerre mondiale sonne l’arrêt de ces efforts. Mais c’est encore d’une de ces écoles, celle d’Uriage, dans l’Isère, que partira un grand mouvement de résistance aux nazis. Dès la fin de la guerre, dans l’effort collectif pour reconstruire la France (cocorico !), les mouvements d’éducation populaire redonnent de la voix. Pour s’en persuader il suffit de regarder l’évolution des clubs Léo Lagrange, émanation du Parti socialiste, qui d’une simple association se transforma en « employeur de l’économie sociale ». Il s’agissait toujours sous une forme ou sous une autre de pallier le manque de formation académique des individus des classes populaires.

Le changement

À partir de 1968, ce courant tend à diminuer si ce n’est à disparaître. Une des activités les plus médiatiques, les ciné-clubs, qui furent les lieux où se formèrent tant et tant de cinéphiles, fermèrent les uns après les autres, vaincus par la télévision. Disparurent ainsi les lieux où des opinions pouvaient se former, s’opposer, s’écharper, souvent au profit du repli sur soi et du gavage télévisuel. Simultanément, l’accès à l’instruction se démocratisa.

Parler de démocratisation dans ce cas est un excès de langage. La révolution industrielle étant dans une nouvelle période caractérisée par une technicisation de plus en plus grande de sa production et le début de l’informatisation à tout va, il lui fallait une main-d’œuvre apte à comprendre ces nouveaux processus et donc mieux formée. La durée de scolarité fut allongée et le passage au lycée fut facilité. Puis survint la décision d’amener 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat. Toutes ces modifications dans l’instruction publique eurent des conséquences profondes dans la formation des militants. Il y eut dans un premier temps l’inversion des proportions des « éduqués » par rapport aux ouvriers. Ces derniers devinrent minoritaires et souvent même disparurent des groupes politiques, conséquence aussi d’être le plus souvent ouvriers et habitants dans un « quartier », et qui explique la disparition de ces militants de ces organisations.

Ce nouveau rapport à l’éducation révèle une des raisons liées à la mise en sommeil des structures d’éducation populaire. Les appareils de formation n’ont jamais été aussi nombreux, à tel point que les organismes de formation permanente sont devenus des pompes à fric sans égales. D’autre part, la pseudo- démocratisation de l’enseignement, public comme privé, a eu un effet joint dans la croissance du corps enseignant. Il représente environ 4 % de la population active française. Ce corps a hérité d’une tradition de syndicalisme très forte, mais simultanément il a abandonné la mission de transmission de l’idéologie issue de la iiie République, et son statut social s’est estompé sous les coups de la transformation et du déclassement des classes moyennes.

L’allongement de fait (au-delà de 16 ans) de la durée d’éducation a une conséquence négative qui est de faire de ceux qui n’arrivent pas au baccalauréat des individus en échec et non des bénéficiaires de choix alternatifs. Tous ceux qui sont passés par l’institution éducative ont développé peu ou prou une allergie au processus éducatif qu’ils lient à la sanction de la note. Ils ont du coup l’impression, fausse de notre point de vue, qu’ils n’ont plus ni envie ni besoin de se former. En conséquence, il n’existe pas de façon générale un besoin d’apprendre, la formation acquise dans la structure académique est considérée comme suffisante par la majorité de ceux qui l’ont subie. Par ailleurs, apparaît la prise de conscience de la dimension viciée de l’instruction publique, du remplacement du principe de formation par une tendance à formater les individus afin de les faire intégrer, soit comme producteur soit comme chômeur,le monde du capital et de l’État. D’un autre côté la crise de l’emploi de gens qui avaient une formation dite supérieure a créé une frange de personnes avec un réel bagage universitaire qui, sans travail, sont à la recherche d’emploi sur la marge.

On est donc dans une situation complètement nouvelle : un mouvement ouvrier en animation suspendue si ce n’est en coma dépassé, une population bénéficiant d’une instruction d’un niveau jamais acquis auparavant et des formateurs potentiels au chômage. On peut déplorer que le mouvement ouvrier ou quelqu’ autre nom que l’on puisse lui donner n’ait plus de projet contestataire du système en place, je n’ose dire révolutionnaire. On peut trouver déplorable que, lié à l’instruction officielle, ne se soit pas greffé dessus un sens de la critique comme de l’autocritique aigu. On peut trouver comique que des enseignants potentiels n’aient pas d’autres envies que de l’être, incapables d’aller faire autre chose.

On peut se plaindre encore et encore. Et pourtant, la fonction historique de ces enseignants parallèles ne serait-elle pas d’insuffler l’idée à tous ces instruits plus ou moins jeunes que ce qu’ils savent n’est, non seulement d’aucune utilité pour se battre pour un autre monde, mais en plus que ce savoir acquis porte en lui le monde actuel. Il faudrait probablement que ces enseignants potentiels rompent avec la vieille idée d’éducation populaire et montrent et démontrent qu’il n’y a d’enseignement qui vaille que produit par la lutte et pour la lutte. Mais au fond ne sont-ils pas tous seulement produits par la réalité, donc la réalité elle-même ?

Pierre Sommermeyer