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Faut-il vraiment repenser l’Holocauste ?

Zygmunt Baumann, Modernité et Holocauste
éditions de La Fabrique, 2002, 285 p.

Yehuda Bauer, Repenser l’Holocauste
éditions Autrement - frontières, 2002, 290 p.

Sauf quelques négationnistes d’origine ultra-gauche, plus personne dans le courant libertaire ( [1]) ne remet en cause l’existence historique de l’indicible.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’un effort de réflexion ait été fait sur la « question juive » dans nos milieux. Ce travail commencé dans le numéro précédent, se continue ici. Voici donc la parution simultanée de deux livres, portant sur le même sujet, qui réveillent notre intérêt pour cette problématique.

Repenser l’Holocauste est écrit par Yehuda Bauer, historien israélien spécialiste de cette période. L’auteur de Modernité et Holocauste est l’un des principaux sociologues contemporains de langue anglaise. Juif d’origine polonaise, il enseigne à l’université de Leeds, Grande- Bretagne, depuis les années 70.

L’Holocauste, la Shoah, la Solution finale, ne sont pas abordés dans ces ouvrages d’un point de vue historique. Il n’y a pas de questionnement à avoir à ce sujet. Mais la recherche est ouverte à propos de la signification profonde de cette horreur ainsi que de son unicité. Ces deux ouvrages tentent de répondre à plusieurs questions :
 Est-ce la première fois que cela se passe ?
 Pourquoi cela s’est-il passé ? - Cela peut-il se repasser ?

Yehuda Bauer se heurte d’emblée au caractère « double » du problème juif, c’est-à-dire à la fois à son aspect ethnique et à sa dimension religieuse. En cela la « question juive » est unique. En effet, si l’Arabe, généralement, est musulman, les musulmans sont majoritairement non arabes, je ne parle même pas des chrétiens qui sont par définition multi-ethniques. Les réponses données aux raisons de la liquidation des juifs relèvent aussi de ces deux domaines. L’auteur va donc devoir se confronter aux raisons nazies et aux explications juives orthodoxes. Au cœur du raisonnement religieux orthodoxe, il y a cette interrogation rémanente : « Y a-t-il eu colère de Dieu ? »

Des théologiens juifs ont tenté de donner une explication religieuse à cet Holocauste. Comment expliquer ce qui s’est passé à des gens pour qui l’obéissance aux multiples règles régentant la vie juive est signe de la soumission à Dieu, qui, en échange, prendra soin d’eux. La réponse théologique classique est celle du libre arbitre de l’homme qui s’exprime dans cette phrase : « Ne demandez pas où était Dieu, demandez où était l’homme. » Des penseurs juifs orthodoxes ont dit que c’est Dieu qui dirige le monde et que c’est lui qui a laissé faire l’Holocauste. « Si Dieu a laissé l’Holocauste ( [2]) avoir lieu, c’est qu’il a détourné sa face pour punir les juifs de ne pas avoir observé ses commandements. »( [3])

On entre de plain-pied dans la controverse religieuse qui n’a pas de sens pour nous, libertaires, mais qui se trouve au cœur des théologies monothéistes : « Où était ce Dieu omniscient et omnipotent ? » Certains penseurs juifs, tel Martin Buber, pensent qu’il s’est retiré du monde une fois sa création faite car sa présence l’empêcherait de fonctionner. Une position difficile à comprendre d’un point de vue théologique. Comment un dieu
absent pourrait-il accorder de l’intérêt au peuple juif, intérêt manifesté dans le moindre recoin de la vie quotidienne.( [4])Si Dieu était là, pourquoi a-t-il laissé faire cela ? Était-ce une nouvelle manifestation de sa colère, déjà décrite par les prophètes comme Jérémie ou Job ? On se trouve alors dans un raisonnement circulaire : « La question retourne à son début » qui n’a pas de sens pour ceux qui se situent en dehors d’une pensée religieuse. S’il y a eu « colère de Dieu », cela revient à exonérer les auteurs de ce crime de toute responsabilité objective, n’ayant été eux-mêmes que le bras armé d’un Dieu vengeur.

Dans ce cas, cela fait de « l’Holocauste un événement inexplicable », alors pour Y. Bauer, « son étude représente une perte de temps ». Cet auteur cherche l’explication de l’unicité de la Shoah dans l’idéologie nazie. Pour lui, cette unicité n’implique pas sa non-reproductibilité. « Le fait que ce crime ait été commis, implique qu’il peut être commis à nouveau. » Il pense que ce sont les raisons des meurtriers qui donnent à la solution finale son caractère exceptionnel. Nous nous trouvons maintenant devant ce que Saül Friedlander a appelé « l’antisémitisme salvateur ». Pour les nazis, il s’agissait de libérer leur race. Pour le national-socialisme, le juif est Satan. Il est l’incarnation du mal. Si on n’arrive pas à s’en débarrasser en l’envoyant à Madagascar, il faut s’en débarrasser par d’autres moyens. En paraphrasant des termes bien connus, on peut dire que la tâche historique du national-socialisme est de débarrasser le monde du mal, c’est-à-dire des juifs. Je pense effectivement, comme Yehuda Bauer, que cela fait de la Shoah quelque chose d’unique, parce que sans précédent. Et je ne peux qu’exprimer mon accord effrayé quand il dit que « l’horreur de l’holocauste ne réside pas dans le fait qu’il représente une déviance par rapport aux normes humaines, mais dans le fait qu’il n’en est pas une ». Yehuda Bauer pose aussi la question de savoir comment le peuple allemand s’est transformé en une bande de meurtriers.

À cela, Zygmunt Bauman, dans Modernité et Holocauste répond par une analyse de la société qui a produit cette horreur. Pour lui, il y a deux façons de nier ou de sous-estimer l’importance de la solution finale : en faire un moment particulier de l’histoire juive, cela les concerne et pas nous (les non-juifs), l’autre d’en faire un moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité : nous avons compris la leçon donc cela ne se reproduira pas.

Pour Baumann, « la Solution finale a marqué l’endroit où le système industriel européen a dérapé ». Les camps ne sont pas autre chose qu’une extension de ce système. L’Holocauste serait « un test significatif des possibilités cachées de la société moderne » auquel le discours nazi ne viendrait que donner un habillage idéologique. Sans cette société moderne, il ne pouvait y avoir de solution finale. L’historiographie classique avance que la liquidation physique des juifs est une conséquence de la défaite militaire nazie. Coincé dans les lignes de front, le nazisme n’avait plus que cette solution. Baumann dit, lui, que le « choix de l’extermination comme meilleur moyen de parvenir à l’Entfernung ( [5]) était le produit de procédures bureaucratiques ordinaires ». Hillberg ( [6]) rappelle que « la plupart des participants [au génocide] ne tirèrent jamais sur des enfants juifs, ni ne versèrent de gaz dans les chambres à gaz. [...]
La plupart des bureaucrates rédigeaient des circulaires, concevaient des projets... ». l’antisémitisme populaire et traditionnel allemand, qui sert de pierre angulaire à l’explication de Bauer, est incapable d’un tel résultat. Cet antisémitisme s’est donné en spectacle lors de la Nuit de cristal avec l’efficacité que l’on sait.( [7]) Cette société que Z. Baumann met en cause me semble bien proche de la nôtre. Nous nous heurtons chaque jour à cette bureaucratie inepte et toute-puissante. Il ne faut pas avoir une grande imagination pour la voir fonctionner en broyeuse d’individus. Si la machine est en place, il ne faut pas oublier que beaucoup d’entre nous y participent d’une façon ou d’une autre. Il faut bien gagner son pain. La plupart du temps, service public et bureaucratie recouvrent les mêmes réalités.

Une culture de la désobéissance civile apparaît comme une nécessité incontournable pour faire échec à l’appel permanent à la sécurisation de l’espace tant public que privé, et ainsi seulement envisager une possible résistance au retour de l’innommable.