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Kropotkine Chronologie

Éditions du Sextant

Les dix dernières pages des Mémoires de Pierre Kropotkine couvrent treize années de sa vie. Elles se terminent sur deux prédictions : l’une concerne la nature de la révolution proche et l’autre une probable guerre à venir. L’Europe traverse à ce moment-là « une très mauvaise période de développement du militarisme » dont Kropotkine rend responsable l’Empire allemand. Ces treize années sont déterminantes dans son évolution et dans sa production intellectuelle comme dans son activité militante. Il convient donc de s’y arrêter (1).

Libéré des prisons françaises, Kropotkine arrive à Londres en 1886. C’est une ville tolérante pour les réfugiés politiques de toutes sortes. Avec sa femme, il s’installe dans une petite maison de la proche banlieue où il éprouve beaucoup de plaisir, dit-il, à jardiner. Aidé d’un ami, il fabrique lui-même ses meubles. Et c’est à partir de ce moment-là qu’il se met à écrire son œuvre.

Il vit de sa plume. Les articles qu’il écrit pour la célèbre revue scientifique Nature sont fort bien rémunérés. Nombreux seront les témoins qui décriront que, malgré cela, le couple Kropotkine vit selon un mode de vie d’une grande pauvreté. Ils tiennent toujours table ouverte et sont d’une grande générosité. Piotr Kropotkine se refusera toujours à vivre en parasite comme ce fut trop le cas, pensait-il, de Bakounine. La fin des années 1880 le voit prendre de plus en plus part aux activités du mouvement anarchiste en Grande-Bretagne tant par les conférences qu’il est invité à faire que par les articles qu’il écrit dans la revue Freedom, dont il est un des fondateurs, comme dans d’autres journaux.

Un groupe politique de gauche, les Fabiens, qui jouera un rôle important dans la création du Parti travailliste, aura une sympathie affirmée pour les idées anarchistes. Un de ses fondateurs ira jusqu’à écrire en 1890 que « le mouvement anarchiste bien qu’il fût infinitésimal quant au nombre… était rendu, par l’élévation du caractère personnel et par la valeur intellectuelle de ses chefs, capable de commander un respect que ni ses forces ni ses doctrines n’auraient autorisé par ailleurs ».

Au cours de ces années, Kropotkine se fit un grand nombre d’amis qui l’accompagnèrent jusqu’au bout tant dans les milieux politiques, littéraires que scientifiques.

En 1888, Kropotkine effectue un gros travail de sociologie économique qui formera plus tard la trame de son ouvrage Champs, usines, ateliers (2). C’est le moment où les luttes de classes sont au plus fort en Angleterre. En 1889, les docks de Londres sont en grève.

Quotidiennement, des manifestations monstres parcourent la capitale.
En 1890, il publie une étude sur l’entraide parmi les animaux puis une autre concernant les « sauvages » c’est-à-dire, sans nuance péjorative, les hommes et peuples primitifs.. Emprisonné de 1883 à 1886 à Clairvaux (France), il avait pris connaissance d’un compte rendu d’une conférence donnée en Russie abordant l’importance de la coopération comme facteur d’évolution. Cela avait confirmé ses propres observations faites lors de son séjour en Sibérie dans sa jeunesse. La publication de l’article de Huxley sur la lutte pour la vie l’avait poussé alors à reprendre ses recherches.

Le changement d’orientation

En 1893, Kropotkine gagne en respectabilité ce que le mouvement anarchiste perd en popularité avec l’influence toujours grandissante du combat parlementariste. Depuis quelques années, la tentation d’accéder à la représentation parlementaire se fait de plus en plus forte au sein du mouvement ouvrier. Déjà aux élections locales, des représentants de gauche sont élus et arrivent à faire passer des réalisations progressistes comme des logements sociaux, des bains municipaux et des services publics plus efficaces. À cela se joignit l’impopularité spécifique créée par les actes de terrorisme individuels attribués et souvent revendiqués par des anarchistes (Ravachol en 1892, Vaillant en 1893).

L’activité militante de Kropotkine diminue par le même effet. Dès lors, il ne publiera plus rien en Angleterre sur l’anarchisme jusqu’en 1906. Sa Conquête du pain (3), éditée en 1892 en France, attendra quatorze années pour l’être à Londres. Son optimisme quant à la proximité de la révolution se transforme. Il pense que l’anarchie n’est pas une utopie mais qu’un long travail sera nécessaire pour que le peuple perde les illusions mensongères infusées par la démocratie parlementaire.
Plus que jamais, il pense que le changement n’adviendra que comme le fruit d’un intense travail intellectuel. Pour lui, le temps des révolutions héroïques est passé. Aux déclarations violentes, aux appels à la destruction de certains activistes, il rétorque : « Il faut construire. Il faut construire le cœur des hommes. »

S’il reconnaît que l’emploi de la violence peut se justifier comme dernier moyen de défense, ce ne peut être qu’un acte de désespoir. Il affirme cependant que « la vengeance ne peut être considérée comme une théorie ». En 1893, lors d’un discours pour la commémoration de la Commune de Paris, il rappellera que les anarchistes sont ceux qui « respectent le plus la vie des hommes… Tous les autres partis enseignent le mépris extrême qu’ils éprouvent pour la vie humaine. » Parmi les nombreux visiteurs qui vinrent jusqu’au logis du couple Kropotkine, on trouve aussi bien les frères Reclus (4) qu’Emma Goldmann.

En 1896 eut lieu à Londres le congrès de la Deuxième Internationale. Comme prévu, les sociaux-démocrates en exclurent les anarchistes. Un grand meeting de protestation fut organisé. Kropotkine y participa aux côtés de Malatesta, de Domela Nieuwenhuis, de Gustav Landauer, de Louise Michel, d’Élisée Reclus et de bien d’autres anarchistes de premier plan. En mauvaise santé (problèmes pulmonaires et cardiaques), Kropotkine ne put assister à toutes les réunions où il était invité. Sa femme, Sophie, franchit le pas et prononça alors une conférence sur le mouvement féminin en Russie, puis d’autres sur la chimie et la botanique tout en écrivant des articles pour différents périodiques.

En 1897, invité pour une série de conférences, Kropotkine part aux États-Unis. Il reçoit alors une commande d’une série d’articles pour l’Atlantic Monthly (5) sur ses mémoires qui débouchèrent sur la rédaction de l’ouvrage qui leur est consacré. Il sera publié en 1900. La même année, il reprend ses travaux préparatoires économiques et met la dernière main à Champs, usines et ateliers qui paraît l’année suivante.

La guerre de l’Angleterre contre les Boers, qui éclate en 1899, plonge Kropotkine dans une tristesse profonde. Il entrevoit le risque d’une conflagration avec la Russie et la France. Il y voit la guerre « la plus injuste qui eut jamais lieu », un massacre au profit d’une poignée de capitalistes. En 1901, le conflit traînant en longueur, Kropotkine se sent contraint de blâmer les travailleurs anglais qui se sont laissés entraîner par une propagande chauvine.

Emma Goldman, de retour à Londres, lui offre d’organiser des meetings contre cette guerre. Il lui explique que ce serait risquer l’expulsion de nombre d’émigrés russes vers le seul pays capable de les accueillir, la Russie, avec les conséquences que l’on devine. Avec Goldman, il aborde la question sexuelle dont elle se fait la propagandiste ardente que l’on connaît. C’était un domaine auquel il ne s’était pas intéressé. La même année, il retourne en Amérique. À son retour, il se met à la rédaction de L’entraide qui est publié en 1902. Au même moment, le développement de l’action syndicaliste révolutionnaire sur le continent le remplit à nouveau d’optimisme. Dans une lettre à James Guillaume en 1903, il qualifie le Capital de Marx d’« énorme pamphlet révolutionnaire » et il ajoute « son importance scientifique est égale à zéro, il s’est acquis cette renommée seulement grâce à notre ignorance du socialisme français et anglais d’avant 1848 ». C’est aussi la période où Kropotkine commence à réfléchir à la nécessité d’une éthique libertaire. Il va publier coup sur coup trois textes en rapport avec cette préoccupation.
Rudolf Rocker décrit la fragilité de l’état de santé de notre auteur lors d’un meeting en 1905 en mémoire des décabristes dans ces termes : « La voix lui fit défaut au début de son allocution » ; et termine en disant que « de retour à la maison, il eut une forte attaque cardiaque qui mit sa vie en danger ». À partir de ce moment, ce qui se passe en Russie prend le pas sur ses intérêts britanniques. Ce qui ne l’empêche pas une fois son ouvrage sur la Grande Révolution française (6) terminé de s’attaquer à une série d’articles qui ont tous un lien avec la théorie darwinienne de l’évolution des espèces et qui seront tous publiés dans The Nineteenth Century (7).

Kropotkine, sur les conseils d’un médecin anarchiste, passa l’hiver 1908-1909 à Locarno, en Suisse. James Guillaume intervint auprès d’amis influents à Berne pour qu’il ne fut pas expulsé malgré la campagne de presse entamée contre lui. L’hiver suivant fut passé à Rapallo, en Italie, où il savait ne rien craindre. Presque tous les hivers suivants jusqu’à la déclaration de la guerre, il les passa en Suisse ou en Italie.

En 1912, Kropotkine participe au Congrès international d’eugénisme au cours duquel il attaque « la propagande faite à tort et à travers par certains eugénistes en faveur de la stérilisation ». À cette occasion, il impressionna fortement, semble-t-il, le sociologue Robert Michels (8). La même année, il intervient auprès d’un ami devenu ministre libéral en faveur de Malatesta menacé d’expulsion. Après un entretien orageux, il arrache la levée de la sanction. Au mois de décembre, son soixante-dixième anniversaire fut l’occasion pour lui de se rendre compte à quel point il était devenu célèbre. Nombre de meetings furent organisés pour cette célébration. Un journal conservateur comme le Times considéra « cette date presque comme un événement national ». La seule réunion à laquelle il put assister du fait de son état de santé fut celle de la British Medical Association où il se présenta comme « ancien pilier de prison » et plaida en faveur d’un traitement humain des prisonniers.

Les événements russes de l’automne 1905 avaient eu un immense retentissement dans la vie de l’exilé. L’espoir d’un retour se faisait jour. Il avouera à Nettlau qu’il avait même passé plusieurs heures à s’exercer au fusil dans un stand de tir, curieux de voir s’il était encore capable d’atteindre le but. Il était heureux d’y avoir réussi. Il pourrait contribuer, en cas de combat de rue, si vieux qu’il fût. Ce projet de retour est abandonné après la contre-révolution de 1906.

À partir d’octobre 1906, Kropotkine collabore activement au nouveau journal anarchiste russe Pain et liberté populaire dont la plus grande partie du tirage va chez les émigrés russes aux États-Unis et pas en Russie. En juillet 1907, il arrête d’en porter la responsabilité pour des raisons de santé. En 1910, Pain et liberté renaît et il y écrit de nouveau. À partir de 1913, il collabore régulièrement à Rabotni Mir qui était devenu le journal de la Fédération des communistes anarchistes russes, mais refuse d’entrer au comité de rédaction à la fois parce qu’il travaille à sa Morale et parce qu’il n’aimait pas trop les organes officiels obligés de donner une opinion moyenne.

Entre-temps il avait été amené à participer à un jury d’honneur en vue de démasquer un agent double.

Les années qui précèdent l’été 1914 sont pour lui l’occasion d’exprimer son anti-germanisme foncier. En cela, il est à l’unisson de l’opposition russe qui voit dans l’Allemagne l’origine de l’absolutisme tsariste. Il exprime sa position dans la droite ligne de Bakounine qui, dans l’Empire knouto-germanique (9) prédisait lors des événements de la Commune : « Si Lyon tombe aux mains des Prussiens, la France sera irrévocablement perdue. »

Répondant en 1906 à Gustave Hervé, alors fervent antimilitariste, il avançait que les partisans de la révolution ne devaient pas rester à l’extérieur du conflit à venir comme des spectateurs. Le congrès antimilitariste d’Amsterdam l’isolant sur cette question ne le fit pas changer d’idée. En 1912, à Rudolf Rocker, il expose son analyse démontrant de façon implacable la responsabilité de l’Allemagne dans cette course à l’abîme. Il semble bien, et malgré lui, avoir été l’inspirateur de l’attentat de Sarajevo commis par des jeunes gens qui avaient lu ses écrits. Quand la guerre arriva, Kropotkine espérait qu’elle mettrait fin définitivement au despotisme et à l’État militaire. Dès son début, il exprima son soutien entier à la guerre, ce qui le sépara de ses amis anarchistes. La cassure fut douloureuse.

Milly Witkop, compagne de Rudolf Rocker, l’exprimera en ces termes :
« La dernière fois que je le vis, c’était juste après le début de la guerre. […] Je n’oublierai jamais l’impression que me laissa cette visite. Nous parlâmes du problème de la guerre […]. Ses propos me blessèrent au plus profond de mon cœur. Je souhaitais n’avoir jamais entendu de sa bouche ces mots qui, en mon âme, me faisaient souffrir comme une plaie béante (10) ».

Freedom reproduisit pourtant les textes contre la guerre qui lui étaient adressés. C’est à ce moment-là que Malatesta se sépare de Kropotkine. Freedom bascule alors dans le camp de l’opposition antimilitariste. La publication en 1916 du Manifeste des seize appelant au soutien à la guerre, signé par quinze anarchistes connus dont Jean Grave, Malato, Paul Reclus et bien sûr Kropotkine lui-même, achève la séparation.

En 1917, l’annonce de la révolution de Février en Russie le remplit de joie. Il projette de retourner dans son pays. Au cours du mois de mai, il prend congé de ses amis. Il rejoint avec sa femme Aberdeen, au nord de l’Écosse, sur la mer du Nord, pour embarquer pour la Norvège sous le nom de professeur Tourine. Arrivé à Bergen, il est accueilli par une « imposante démonstration d’ouvriers ». Son passage par la Suède est aussi triomphal. Il rentre en Russie par Tornio et la province russe de Finlande. Là, il est accueilli par des députations d’ouvriers criant « Vive la Finlande libre » et chantant la Marseillaise. À Petrograd, soixante mille personnes l’attendent pour le porter en triomphe. Accueilli par Kerensky, premier ministre, le couple fut salué par des représentants des partis socialistes et de diverses organisations populaires et de certains des anarchistes qui ne s’étaient pas éloignés de lui du fait de ses opinions bellicistes.

Kropotkine refuse le poste de ministre qui lui est offert. Plus tard, il dira à Emma Goldman :
« J’avais combattu toute ma vie contre le gouvernement que je considérais comme un élément corrupteur et je n’avais pas l’intention d’y prendre jamais part. »

Ne supportant pas la vie à Petrograd, il déménagea non loin de là dans une forêt agréable. Kropotkine mit longtemps à comprendre ce qui était en jeu dans cette révolution. La tentative de juillet 1917 des bolcheviks de prendre le pouvoir le fit passer de « la pitié à l’horreur » et inversement. Au mois d’août, le couple déménagea à Moscou où les choses sont plus faciles. Le prince participe alors à une conférence de tous les partis où il est amené à prendre la parole. Sur la question de la guerre, il s’oppose aux bolcheviks. Pour lui, le sort de la Russie en guerre et celui de la Révolution sont inséparables. Il faut, dit-il, se débarrasser du zimmerwaldisme (11) et continuer la guerre contre les Allemands. Puis il parla en faveur d’une république fédérale, ce qui déclencha une formidable ovation. Mais la position belliciste de Kropotkine permit aux bolcheviks qui étaient contre la guerre de faire l’amalgame entre république et guerre et de déconsidérer ainsi les anarchistes qui en fait ne l’avaient pas suivi sur ce dernier point.
Il semble que l’on ne sache rien de ses activités pendant la révolution d’Octobre si ce n’est que sa santé déclinait. Il se consacre essentiellement à la publication des ses écrits. Au printemps suivant, le pouvoir communiste déclenche une première offensive contre les groupes minoritaires, mais Kropotkine et sa femme sont laissés tranquilles. Les persécutions contre les anarchistes rapprochent ces derniers de notre auteur, ce qui entraîne son déménagement à l’extérieur de Moscou, dans un village nommé Dimitrov. La veille de son départ, il rencontre Makhno. Aux questions de ce dernier, il répond longuement ; à celle de savoir si son interlocuteur doit retourner en Ukraine pour organiser des activités révolutionnaires parmi les paysans, il répond : « Cette question est associée à de grands risques pour votre vie et vous êtes seul à même d’en décider. »

Les conditions de vie du couple étaient un peu supérieures à celles du reste de la population du fait de leur statut d’intellectuels. Kropotkine l’avait d’abord refusé mais Sophie, sa femme, l’avait accepté en cachette. Une vache dont ils peuvent garder le lait leur est même confiée.

Fin 1918, il est invité à un meeting de l’Union des coopérateurs. Il y est ovationné. Dès son arrivée à Dimitrov, Kropotkine avait pris contact avec la coopérative locale qu’il considérait comme l’une des institutions volontaires non encore asservies au pouvoir bolchevik. Il en réorganisa le musée, participa aux délibérations du comité et fut chargé de la section géologique du dit musée. Il fit aussi une conférence pour les instituteurs du pays sur les tâches d’un musée et sur ses propres expériences en Sibérie.

À partir de 1920, sa maison, malgré son éloignement de Moscou, reçut un certain nombre d’amis parmi lesquels on peut citer Emma Goldman, Alexander Berkman, Alexandre Shapiro, Voline, etc.
Depuis son arrivée, Piotr Alekseïevitch s’était attelé à la rédaction de son ouvrage sur la morale anarchiste, non sans difficulté. Dans une lettre à un ami, il dit : « Je travaille avec ardeur à ma Morale, mais je n’ai pas beaucoup de force et je suis obligé d’interrompre parfois mon travail. »

En 1919, le bruit avait couru en Europe que Kropotkine avait été arrêté, ce fut l’occasion pour lui non seulement de démentir ce fait, mais aussi de protester contre l’intention des Alliés d’intervenir en Russie. Cette déclaration eut pour conséquence les efforts faits par les bolcheviks pour rétablir des relations avec lui. Lénine lui-même désira le rencontrer, ce qui fut fait. Il semble que la conversation fut suffisamment chaleureuse pour que Kropotkine dise à son visiteur :
« Je ne refuse pas de vous aider mais cette aide risque d’être négative. Je dois attirer votre attention sur tout ce qui se fait de mauvais et d’irrégulier. »

Ce qui eut lieu d’ailleurs à trois reprises sans conséquence d’aucune sorte. Lors de la visite d’envoyés espagnols, il attaquera directement les bolcheviks en ces termes :
« Les communistes, avec leurs méthodes, au lieu de mener le peuple vers le communisme, finiront par lui en faire détester même le nom. »
À Emma Goldman, à Alexandre Berkman et à Shapiro il dira :
« Ils ont montré comment il ne faut pas faire la révolution. »

À la fin de 1920, dans une déclaration tragique il écrira :
« La Révolution russe perpètre des horreurs. Elle ruine tout le pays. Dans sa folie furieuse, elle anéantit des vies humaines. […] Elle détruit sans se préoccuper de ce qu’elle détruit ni de la destination vers laquelle elle va. »

Dans sa dernière lettre écrite de sa main à un ami hollandais, il dit :
« La révolution sociale a malheureusement pris en Russie un caractère centraliste et autoritaire. Elle n’en montre pas moins la possibilité de passer d’une société capitaliste à une société socialiste. Et cette pensée encouragera certainement les socialistes de l’Europe occidentale dans leurs efforts pour reconstituer la société sur la base d’une égalité antimilitariste. »

Ce qui dans sa bouche peut ressembler à une critique de sa position sur la guerre qui vient de s’achever.

Janvier 1921, l’état physique de Kropotkine s’aggrave, une infirmière russe est embauchée. Lénine envoie cinq médecins à son chevet. Il meurt le 8 février 1921. Il a 79 ans. Le gouvernement russe offre d’organiser des funérailles nationales, ce qui est refusé par sa famille et ses amis. Malgré les efforts du pouvoir et de sa police politique, deux tracts non censurés furent imprimés. Son corps fut transporté par train à Moscou où une multitude de gens l’attendait. Sa dépouille fut installée dans un palais, ce qui donna l’occasion à des milliers de gens d’y défiler pour un dernier hommage. La question de la participation aux obsèques des prisonniers anarchistes se posa. La Tchéka (12) fit tout ce qu’elle pouvait pour empêcher cela. Seuls, sept anarchistes retenus à la prison centrale apparurent. Un immense convoi de plus de cent mille personnes se mit en route pour accompagner le cercueil au cimetière. Les prisonniers retournèrent en prison. Ceux des anarchistes encore libres ne tardèrent pas à les y rejoindre. Ce fut la dernière manifestation libertaire en Russie soviétique.

Courtes biographies des visiteurs et amis de Kropotkine

Avant tout, il faut mentionner la compagne de l’auteur, Sophie Ananiev (1856-1938), sur laquelle il existe peu d’informations en français. Du site espagnol de Wikipedia nous extrayons ces données :
« Née dans une famille juive, elle la quitte révoltée par la façon dont ses parents exploitaient les ouvriers de la mine que gérait son père. Malade, elle se soigne en Suisse ou elle rencontre Kropotkine qu’elle épouse. Elle fait des études de biologie à Berne et passe un doctorat de sciences à Paris. À partir de 1897, elle commence à remplacer Kropotkine, malade, comme conférencière sur divers sujets allant de la situation des femmes en Russie, à la chimie et à la botanique. Elle écrivit également dans The Contemporary Review, revue intellectuelle britannique de première importance, palliant ainsi aux difficultés financières du couple. Cinq ans après le décès de son mari, elle prononçait une conférence lors de la commémoration du cinquantenaire de la mort de Bakounine (La voix du travail, n° 1, août 1926) où elle déclara que « la Russie actuelle ne possédait ni la liberté de parole ni la liberté de presse ».

Le lecteur plus curieux trouvera sur la Toile et dans les livres plein d’informations complémentaires sur :
  Élisée Reclus (1830-1905), figure majeure et précurseur de la géographie sociale, inventeur du concept d’environnement géographique, il est l’un des premiers penseurs du mouvement anarchiste du XIXe siècle et a jeté les bases d’un anarchisme fondé sur l’entraide et la dépendance réciproque entre l’homme et la nature.
 Élie Reclus, son frère (1827-1904) ; participe comme Élisée à la Commune de Paris et enseignera la mythologie comparée, en Belgique, à la fin de sa vie.
 Paul Reclus (1847-1914), frère des deux précédents, a participé à la Commune de Paris comme chirurgien ; il est connu pour avoir vulgarisé l’usage de la cocaïne comme anesthésique local.
 Emma Goldman (1869-1940), qui a rendu visite plusieurs fois à Kropotkine, est une anarchiste et féministe américaine d’origine russe et juive.
 Alexandre Berkman, son compagnon, est lui aussi un militant anarchiste russe, émigré aux États-Unis (1870-1936).
 Alexandre Shapiro (1882-1946) comme Nestor Makhno (1888-1934) sont des anarchistes russes au destin extraordinaire. Le second est bien connu comme ayant été l’inspirateur et l’animateur de l’insurrection ukrainienne anti-bolchevique. Le premier a été secrétaire de Kropotkine en Angleterre, a collaboré avec Voline au journal anarchiste russe Golos trouda, il a participé à la création de l’Internationale anti-autoritaire en 1922 dont il écrit les statuts.
 Jean Grave (1854-1939), militant anarchiste français. Vulgarisateur des thèses de Kropotkine, il crée la revue Les temps nouveaux.
 Charles Malato (1857-1938), militant et journaliste anarchiste, il est proche de l’éducateur et anarchiste espagnol Francisco Ferrer.
 Max Nettlau (1865-1944), militant anarchiste allemand est un important historien de l’anarchisme.
 Errico Malatesta, militant anarchiste italien (1853-1932), s’opposera à Kropotkine sur la question de la guerre de 1914-1918.
 Domela Nieuwenhuis, militant anarchiste et antimilitariste néerlandais (1846-1919), considéré comme un des fondateurs du mouvement socialiste des Pays-Bas.
 Gustav Landauer, militant anarchiste allemand (1870-1919), mourra assassiné lors de la chute de la République des conseils de Bavière.
 Louise Michel (1830-1905) militante anarchiste française (1830-1905), a participé à la Commune de Paris et fut déportée en Nouvelle-Calédonie.
 James Guillaume, militant anarchiste suisse (1844-1916), joue un rôle important dans le passage de Kropotkine à l’anarchisme et dans la fondation de l’Internationale antiautoritaire à Saint-Imier en 1872.
 Rudolf Rocker (1873-1958), historien et écrivain, est une figure majeure du mouvement anarchiste international, il milite notamment avec les ouvriers anarchistes juifs à Londres. Il apprit le yiddish et publia des journaux dans cette langue
 Milly Witkop (1877-1955), militante anarchiste d’origine ukrainienne, coédite avec Rocker, son compagnon, les journaux yiddish Arbeyter Fraynd et Germinal.
 Gustave Hervé}

(1871-1944), militant anarchiste français, il a un itinéraire particulier : partisan de l’action directe et du sabotage, il passe d’un ultra-pacifisme à un conservatisme extrême puis crée en France un parti socialiste nationaliste.
 Voline (1882-1945), de son vrai nom Vsévolod Mikhaïlovitch Eichenbaum, est un militant anarchiste russe connu pour avoir écrit La révolution inconnue, livre consacré à la Révolution russe qui débute au printemps de 1917.


 1. La plupart des informations utilisées proviennent de l’ouvrage de Woodcock et Avakoumovitch, Pierre Kropotkine, le prince anarchiste, Calmann-Lévy, Paris, 1953. Réédition par Écosociété, avril 2005. Si d’autres sources sont utilisées elles seront citées au cours du texte.
 2. Publié en 1910. On trouvera le texte entier sur Wikipedia.
 3. Zola considérera ce livre comme « un véritable poème ».
 4. Une biographie réduite pour chacun des militants cités se trouve à la fin de ce texte.
 5. Fondé en 1857, c’est un magazine culturel commentant l’actualité littéraire de renommée nationale qui durera une centaine d’années.
 6. La grande révolution, éditions du Sextant, Paris, 2011.
 7. The Nineteenth Century était un mensuel britannique littéraire fondé en 1877. Il avait l’intention de publier des textes d’intellectuels reconnus. Il a existé jusqu’en 1972 (Source Wikipedia).
 8. Robert Michels (1876-1936), sociologue italien, d’origine allemande surtout connu pour son livre sur les partis politiques qui décrit la loi d’airain de l’oligarchie. Proche des idées du syndicalisme révolutionnaire, il fut en contact avec Georges Sorel (Source Wikipedia).
 9. L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, paru à Genève en 1871.
 10. À contretemps, n° 27, juillet 2007. Bulletin de critique bibliographique, Paris.
 11. À Zimmerwald, en Suisse, s’était tenue, du 5 au 8 septembre 1915, une conférence rassemblant des opposants socialistes contre la guerre dont Lénine, Rosa Luxembourg, Pierre Monatte, etc.
 12. C’est le nom (acronyme de « Commission extraordinaire ») que prit la première police politique communiste russe de 1917 à 1922. Puis elle laissa la place au Guépéou.