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Têtes d’orage, têtes d’anar

n°1650 (10-16 novembre 2011)


Christian Ferrer, Têtes d’orage, essais sur l’ingouvernable, Editions Rue-des-Cascades, 2011, 336 pages. .

Il est difficile de rendre compte d’un livre divisé en cinq parties qui semblent avoir peu à faire entre elles. Il est pourtant indispensable de le faire, car ce petit livre qui rentrera dans votre poche ou votre sac sans difficulté, vous semblera vite indispensable à votre quotidien. Chaque page, parfois chaque morceau de texte ouvre sur des espaces infinis propres au rêve comme à la réflexion. Avançons ensemble à sa découverte.

« Électrons libres » et « hiérarchie »

Pourquoi, partout où notre regard se pose, y a-t-il des anarchistes ? C’est à cette question que l’auteur répond, enfin qu’il tente de répondre. Il énumère, un à un, tous les endroits, physiques ou intellectuels, où, dans l’histoire, il y a eu des gens qui se sont réclamés des idées libertaires. Cela aurait sans aucun doute été plus rapide de faire la liste des secteurs de la vie d’où l’anarchiste fut absent. Christian Ferrer a une très belle phrase pour résumer cette problématique : « L’anarchiste et le monarque se sont toujours toisés comme des couches géologiques ne se mêlant pas, se reconnaissant et s’étudiant mutuellement tels des cervidés prêts à se jeter l’un sur l’autre à l’heure du brame. » En lisant ce texte d’une bonne trentaine de pages, nous comprenons pourquoi autant nos partisans que nos adversaires sont incapables de rendre compte de ce que sont les idées et les personnes qui incarnent ce que nous appelons l’anarchisme. Il faudrait changer de vocabulaire. Il faudrait utiliser une image biologique. Le monde est en face d’une bactérie protéiforme qui change de nature, de structure, en fonction des rencontres. Qu’il s’agisse de succès ou de défaites, d’avancées ou de reculs, l’anarchisme est là, il s’adapte, il survit, il revit. Les antibiotiques utilisés pour le faire périr le renforcent. Kropotkine nous l’avait dit, dans son refuge londonien à la fin du XIXe siècle, l’anarchisme c’est le parti de la vie.

« Patagonie » et « Valachie »

Voilà deux pays qui font rêver. Les grands espaces de l’un, le Dracula de l’autre. Mais quel rapport avec l’anarchisme, direz-vous ? Christian Ferrer nous raconte comment Malatesta crut pouvoir trouver dans cette région du bout du bout du monde de quoi financer la révolution, comment cette quête de recherche de l’or tourna court. Il nous raconte comment un Français, ivre de cet espace qui se termine aux confins du Pôle sud, décida de se sacrer lui-même roi de Patagonie et d’entraîner dans ce délire une petite coterie de courtisans à l’intellect un peu limité. Puis vint un général, qui contrairement au deux autres se fit un nom dans la statuaire argentine comme sur les plaques des noms de rue. Quand aux colons gallois qui y débarquèrent au milieu du XIXe siècle ils se mélangèrent vite aux indiens qui vivaient encore là avant que le galonné précité ne précipite, les armes à la main, la fin de ces premiers occupants.

Cet horizon mythique sud-américain ne le cède en rien à cet État fantoche que fut la Valachie, tampon permanent entre la Russie des Romanov et l’Empire ottoman. Ce qui amène l’auteur à se pencher sur ce pays c’est la découverte sur un stand de numismate argentin d’une pièce de monnaie frappée si loin de Buenos Aires. C’est aussi l’occasion de réfléchir au rôle que jouèrent ces milices noires et sanglantes qui s’illustrèrent dans les chasses aux Tsiganes et aux juifs.

Les luddites, lanceurs d’alerte

Ces tisserands anglais qui, au début du XIXe siècle, semèrent la terreur dans les grandes filatures en cassant les nouveaux métiers à tisser industriels, furent le plus souvent réduits à des réactionnaires anti-technologie. C’est la grande force de Christian Ferrer de ne pas s’arrêter à cette analyse caricaturale. Il rappelle que beaucoup de ces artisans tisserands avaient dans leurs ateliers des métiers à tisser d’une grande complexité. Il ajoute : « Les luddites ont lucidement perçu le début de l’ère de la technique c’est pourquoi ils ont mis sur la table le thème de la machinerie qui est bien moins une question de technique que de politique et de morale. » À travers les siècles ils nous interpellent sur ces pieuvres technologiques qui nous font collectionner des amis dans des relations virtuelles, équipés d’objets portables de plus en plus petits et de plus en plus polyvalents.

Conclusion

Tête d’orage est un petit livre – juste la taille de votre poche – qui pourrait bien passer pour un bréviaire de l’anarchisme. J’aimerais finir avec deux citations que le lecteur se fera un plaisir de rechercher : « La défense anarchiste de l’autonomie individuelle remet en cause la tradition de l’État », « Les Grecs inventèrent le théâtre, les premiers chrétiens la fraternité, les anarchistes ont créé les groupes affinitaires ». C’est pour toutes ces raisons que, contrairement à ce que craint l’auteur, il ne restera pas de l’anarchisme qu’une note de bas de page dans un dictionnaire du futur.

Pierre Sommermeyer