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Les métamorphoses de l’État russe.

L’empire russe représente et réalise un système barbare, anti-humain, odieux, détestable, infâme, donnez-moi tous les adjectifs que vous voudrez, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Partisan du peuple russe et non patriote de l’État ou de l’empire de toutes les Russies, je défie qui que ce soit de haïr ce dernier plus que moi.

Michel Bakounine. L’empire knouto-germanique

Il existe bien des définitions de l’Etat selon que l’on veuille en faire un modèle ou un épouvantail. Celle qui semble être la plus neutre est celle qui affirme que l’Etat est une des formes d’organisation politique et juridique d’une société (en tant que communauté de citoyens ou de sujets) ou d’un pays. Pour fonctionner, quelle que soit sa forme, un Etat a besoin d’individus qui vont œuvrer à cela, tant comme exécutants que comme décideurs. Ils vont prendre le nom de fonctionnaires. Ils sont ceux sans qui rien ne fonctionne. C’est pour cela que, en tant qu’anarchistes, nous avançons le fait que toute forme d’Etat est une forme d’organisation qui s’autonomise et acquiert avec le temps des intérêts et une organisation interne qui lui sont propres.

S’il est un Etat qui mérite que l’on s’arrête sur ses transformations c’est bien celui qui, à cheval sur l’Europe et l’Asie est connu sous le nom de Russie. Par trois fois en un peu plus de trois siècles, bien délimitées historiquement, il a changé de forme, certains ont même avancé qu’il avait changé de nature. Il va donc s’agir d’examiner la façon dont s’est incarnée en Russie cette catégorie de personnes appelée fonctionnaires et quelle forme spécifique d’organisation elle a prise et aussi ce que l’on en a dit.

La thèse de l’article sera de démontrer la constance à travers les siècles de la forme spécifique de l’Etat russe. Il s’agira tout aussi bien de voir qui s’est penché sur l’organisation de l’Etat que de mettre à jour l’imposture de la notion d’« ouvrier » qui lui a été accolé lors de sa deuxième période. Cet adjectif avait ouvert ainsi la porte à tant de spéculations sur sa pseudo dégénérescence. L’imposture léniniste consista à faire croire à une rupture historique et à faire accepter par la pensée de gauche l’existence d’une coupure épistémologique en ce qui concernait la nature même de l’Etat russe. L’illusion née avec la fin du communisme réel aura été de croire que cet Etat russe devenait d’un seul coup démocratique à l’image de ceux des pays occidentaux.

La Russie du Tsar et la fonction publique impériale

L’Etat russe mis sur pied en 1721 par le Tsar Pierre le Grand est le successeur de l’Etat moscovite qui selon l’historien russe Vassili Klioutchevski (1841- 1911) fut conçu sous la pression du joug tartare [1]. Ce qui fit dire à M. Bakounine « …les hordes mongoles, qui ont conquis la Russie…l’ont tenue asservie sous leur joug. Deux siècles de joug barbare, quelle éducation ! … cette éducation …déprave complètement la noblesse et en grande partie aussi le clergé russe, … et ces deux classes privilégiées, également brutales, également serviles, peuvent être considérées comme les vraies fondations de l’empire moscovite [2] ».

Pierre 1er incarne alors le renouveau du pays et surtout sonne la fin des heurts entre les boyards, ces nobles brutaux et batailleurs dont l’Assemblée va disparaître toute seule. Cent années plus tard ce Tsar apparaît aux yeux de l’intelligentsia russe comme « la divinité qui nous a fait naître à la vie, qui a insufflé une âme vivante au corps colossal de la Russie ancienne [3] ». Qualifier ces propos de quasi staliniens serait un anachronisme, l’inverse serait bien plus exact.

Les réformes de la société russe qui commencent par celle de l’armée trouvent leur inspiration dans la Prusse de l’époque. Il va s’agir entre autres choses de la russifier puis d’en faire un modèle de société. Le Tsar va porter l’uniforme et ses courtisans vont faire de même. Tout ceux qui servent ont le titre de soldat, quelque soit leur grade. Les déserteurs qui sont la plaie de cette armée seront marqués à la main gauche et leurs familles tenues pour responsables.

Le Tsar va appliquer au service civil les règles du service militaire : « ceux qui dans leurs fonctions se sont volontairement et consciemment rendus coupables de délits doivent être châtiés comme des traîtres qui se refusent à leur devoir au moment du combat… ». Bougeant tout le temps dans son empire, il crée un cabinet pour préparer et contrôler les informations nécessaires aux prises de décisions. Aux côtés du souverain se tient en permanence le « Secrétaire du cabinet » qui devient de fait l’homme le plus puissant de l’empire. Pour Mark Raeff [4] le pouvoir d’Etat est doublement impérialiste, il détient tous les domaines de la vie sociale (en attendant de contrôler la vie privée) et ne cesse de conquérir de nouveaux territoires pour développer son activité.

La Russie est divisée en huit gouvernements, régions administratives et militaires, au service d’un certain nombre de régiments. Puis un organe dirigeant d’Etat est mis en place, le Sénat qui va être rapidement organisé en collèges : Affaires étrangères, armée et amirauté, impôts, budget et contrôle des dépenses, industrie, mines, commerce extérieur. M. Heller rappelle que cet appareil est soumis à un double contrôle, secret par un réseau de délateurs, ouvert par des tribunaux et des procureurs.

Dans la Russie moyenâgeuse soumise à la férule mongole, les couvents et églises orthodoxes étaient le refuge de la culture et des traditions russes. Au moment où Pierre 1er réforme le pays, il est saisi du désir du clergé d’avoir à la tête de l’Eglise un Patriarche. Le Tsar refuse la demande car le « petit peuple est inhabile à savoir la distance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir du tsar ». Il va donc édicter un « règlement ecclésiastique » qui stipule entre autres choses que l’Eglise est dirigée par un Synode dont les membres ont rang de fonctionnaires comme dans n’importe quelle autre institution laïque. L’oukaze synodal de 1722 enjoint à tous les prêtres l’obligation de dénoncer tout ce qui peut, entendu en confession, mettre en danger l’ordre public. Le souverain russe devient un monarque absolu tant d’un point de vue temporel que spirituel, bien plus que Louis XIV il peut dire : l’Etat c’est moi !

Pour terminer cette remise en ordre Pierre le grand instaure en 1722 la Table des rangs ou tchin. Il faut s’arrêter un peu longuement sur cette réglementation qui va rester en place telle quelle jusqu’en 1917. Il y a 4 tables, la hiérarchie de la cour, la hiérarchie militaire, la hiérarchie civile, et la hiérarchie ecclésiastique. Elles comptent chacune quatorze rangs ou classes et prévoit les possibilités d’avancement selon les capacités et le zèle, entre-autre. Nul n’y échappe. Elle organise toute la société. Ce ne sont plus la lignée ou la naissance qui entrent en ligne de compte. Nul ne peut dorénavant dire au Tsar comme ce fut possible sous la monarchie française « mais qui t’as fait roi ? ». C’est par faveur spéciale que le premier grade d’officier confère automatiquement la noblesse à ceux qui sont promus, celle qui est héréditaire n’arrivant qu’à ceux qui sont nommés dans le sixième grade. Chacun étant tenu de porter l’uniforme, son coût maximum permis est fixé en fonction du grade et ne peut être dépassé. Certaines sources indiquent que le passage au grade supérieur sauf pour les plus élevés pouvait s’effectuer tous les quatre ans.

Pour parachever cette main étatique mise sur la société, les grands propriétaires terriens que sont les nobles deviennent responsables du recouvrement sur leur terres du nouvel impôt de capitation mis en place par Pierre 1er et qui suscite maintes résistances chez les paysans.

Cette stratification fut au cœur de ces petits chefs d’œuvres que sont Les Nouvelles de St Pétersbourg de Gogol écrites plus de cent années après sa mise en application.
Cette organisation du service de l’Etat, c’est-à-dire du service du Tsar va dans les faits empêcher la naissance et le développement d’un corps autonome de fonctionnaires dédiés au à la bonne marche d’un service public. Dans les deux siècles qui suivront la mise en place du Tchin des tentatives de réformes verront le jour mais sans succès. Dans une recension d’un livre sur ce sujet, publié en Allemagne par H._J. Torke, F._J. Coquin conteste l’idée avancée par le chercheur allemand que ce soit « la tyrannie du Tchin qui ait empêché « l’objectivation de l’administration. ». Pour Coquin « le véritable responsable de cette atrophie du service public était moins le Tchin que le servage et l’autocratie ». En 1994 Claudio Sergio, ajoute ceci dans un avant propos à la publication d’articles sur la Russie « L’État se dit en russe « domaine du Maître », chacun lui est lié par un rapport personnel, servile, voire d’esclave ». Ce servage verra sa fin ‘’légale’’ en 1861.

Tout cela montre bien que l’on peut parler dans ce cas d’Etat incarné, autocratique, par opposition à l’Etat anonyme de la sphère démocratique euraméricaine.
Tout ce qui précède est connut depuis des lustres de tous les spécialistes du monde russe. C e qui est étonnant, au fond, c’est que pendant des années des militants anti-staliniens, marxiste ou libertaires, n’ont pas tenu compte de cette histoire et ont avalé, car c’est bien de cela qu’il s’agit, la fable, édifiée par les staliniens de tous poils, d’un changement radical de la société russe. Il en fut d’ailleurs de même pour la Chine jusqu’au moment où Simon Leys déclara que Mao n’avait fait que revêtir les habits de l’empereur. Ce que Vladimir Poutine lui a fait ouvertement. C’est ce retour, ou plutôt ce dévoilement, à la Russie originelle qui gêne tous ceux qui ont encore en mémoire l’Etat ouvrier, dégénéré ou pas.

P.S.