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Un itinéraire individuel à travers la presse militante

Répondre à l’invitation des organisateurs d’un colloque sur la presse alternative en tant qu’acteur de cette dernière s’était révélé être une gageure très agréablement remplie. Rédiger un texte retraçant mon intervention en est une autre. Il s’agit de donner à une intervention orale la densité de l’écrit. C’est pour cela que je lierais organes de presse et engagement militant, qui sont indissolublement liés.

La Lettre des objecteurs

Né dans une famille d’émigrés allemands, la presse militante ne m’était pas inconnue. C’est pour cela que lorsque, après exil et prison dus à mon refus de la guerre d’Algérie, je rejoins avec d’autres objecteurs de conscience le camp de la Protection civile à Brignoles (Var) pour y effectuer mon service national, la question de nous doter d’un outil de communication se pose. En effet, nos soutiens se sont démobilisés. L’Action Civique Non-Violente s’est éloignée de notre situation, considérant qu’en ce qui la concernait, elle n’avait plus à intervenir et Louis Lecoin, pour sa part, a vu les objecteurs, qui lui devaient leur liberté, s’éloigner de ses positions. Nous étions en 1964. Le camp était situé dans une forêt où tout était à construire. Nous habitions sous tente, sans avoir d’électricité. C’est pour cela que, lorsque la décision de créer un journal est prise, se pose la question des moyens techniques. C’est alors que l’un d’entre nous, instituteur de métier engagé dans le mouvement Freinet, nous propose l’utilisation du limographe. C’est un outil d‘une simplicité absolue, une ronéo réduite à ses principes de base : un stencil posé sur une fine toile, elle-même fixée sur un cadre qui se rabat sur une feuille de papier, l’encre étant étalée alors avec un rouleau à main. Cet outil sera utilisé, plus tard, au cours du mouvement de Mai 68 par des maoïstes qui lui donneront le nom de « roneo mao » du fait de son extrême simplicité d’usage. C’est ainsi que vont être publiés les dix premiers numéros de La lettre des objecteurs. Le titre en rouge éclatant sera fait en linogravure. Par la suite, grâce à la présence d’objecteurs, séminaristes de formation, nous utiliserons la ronéo du presbytère catholique de Brignoles. Dans un premier temps, cet organe va servir à donner de nos nouvelles à nos proches et à nos amis. Il ne tire qu’à une centaine d’exemplaires. Son utilité va devenir incontestable au moment où les tensions entre objecteurs et encadrants vont apparaître pour conduire au clash final. La Lettre des objecteurs va permettre de rassembler et de former les contingents suivants sans que la Protection civile n’y mette son nez. Lorsqu’une bonne partie des anciens sera emprisonnée à Uzès, les nouveaux arrivants se montreront solidaires. Les prisonniers seront libérés, et l’application concrète de la loi sur les objecteurs sera modifiée complètement dans les mois qui suivront.

A la fin de mon « service civil » je reviens à Paris. Je rejoins I.C.O. (Informations et Correspondances Ouvrières) un groupe qui tient des réunions régulières dans un restaurant parisien. Je connaissais par mon père leur bulletin, ronéoté alors, qui rassemblait des nouvelles d’entreprises en lutte. C’est un groupe issu de Socialisme ou barbarie qui fonctionne sur une base antisyndicale ainsi que sur l’idée des conseils ouvriers. Je vais alors assister sans vraiment participer à plusieurs de ces réunions. Je fais mes classes ! J’apprends à lire et à déchiffrer les informations politiques, faire la différence entre ce qui est dit et ce qui est caché. Cela va me donner une formation dont je fais encore usage aujourd’hui. J’y retrouverai des gens que je connaissais pour les avoir croisés chez Maximilien Rubel qui était un ami proche de la famille.

Anarchisme et non violence et Vroutsch

Je quitte la région parisienne au début de l’année 67 pour me fixer à Strasbourg. Après Mai 68 je rejoins le groupe anarchiste strasbourgeois local d’une part et d’autre part j’adhère au groupe francophone Anarchisme et Non-Violence. Là je prends connaissance avec le monde des correcteurs d’imprimerie ce qui a des conséquences à la fois sur l’exigence syntaxique et orthographique, de même que sur la qualité d’impression. Ces compagnons vont nous faire bénéficier de leur connaissance du monde de l’imprimerie. Une des activités principales du groupe est l’édition d’une revue, trimestrielle, imprimée de façon classique. Cette dernière existe depuis avril 1965 et durera jusqu’au mois d’avril 1974, 33 numéros qui font date, de mon point de vue, dans la pensée anarchiste. J’écrirai sept articles sur des sujets aussi différents apparemment que la non-violence, l’autogestion ou le Bread and Puppet Theater. Les principaux animateurs sont issus du mouvement des objecteurs non-violents contre la guerre d’Algérie. Une fois la guerre terminée et le statut des objecteurs voté et appliqué, ils ont ressenti le besoin de réfléchir à une non-violence radicale et débarrassée de l’environnement religieux.

Avec le groupe de Strasbourg nous créons une revue, à différentes extensions, au nom baroque de Vroutsch. En fait, il existait un fanzine avec ce nom qui avait eu peu de numéros publiés mais qui avait une qualité, il possédait un numéro délivré par la Commission paritaire des papiers de presse qui lui donnait à la fois un côté légal et aussi la possibilité de bénéficier de tarifs postaux préférentiels. Avec l’accord des fondateurs, nous reprenons le titre à notre compte. Il y aura une série la Marge, une autre Dissidence et d’autres encore en fonction des besoins. La première sera consacrée aux conseils ouvriers, la deuxième à la théorie anarchiste, des numéros parlant des cliniques libres, des FPA (Formations professionnelles pour adultes), ou des coopératives seront publiés. Pour avoir un minimum de qualité nous avions trouvé un artisan imprimeur qui utilisait l’offset, ce qui permettait de sortir en petite quantité, à la mesure de nos moyens. A cette époque nous étions adossés à une Libraire coopérative alternative, issue du mouvement de Mai, qui nous fournissait un excellent débouché pour nos ventes. Auparavant j’ai participé avec ce groupe à la production, ronéotée dans un presbytère protestant, du dernier numéro (1972) de Recherches Libertaires. R.L. avait débuté en 1965 comme feuilleton théorique dans le Monde Libertaire, organe de la FA, avant que ses collaborateurs qui tentaient de penser un « autre » anarchisme ne partent ou ne soient exclus lors du congrès de la FA en 1967.
Le groupe strasbourgeois subit le même sort que de nombreux groupes, la fatigue individuelle, le manque de perspective, on pourrait parler de « gueule de bois post Mai 68 ». La fin des années 70 voit sa disparition. En avril 1974, le groupe ANV avait déjà mis « la clé sous la porte », ainsi était intitulé son dernier numéro, le trente troisième. Son contenu est d’actualité dans la mesure où il aborde des questions toujours actuelles portant sur l’organisation comme sur la théorie. Parmi les thématiques présentes dans cette revue on peut remarquer celle consacrée à la Question anarchiste écrite par René Fugler qui était membre du groupe strasbourgeois et initiateur des recherches libertaires. Il y eut un numéro portant sur le boycott des salades lors des grandes grèves des travailleurs mexicains aux Etats-Unis. Un numéro complet avec des textes de Murray Bookchin qui posait alors le problème de l’organisation révolutionnaire et s’opposait aux marxistes de parti. Le texte qui faisait le corps du numéro consacré à la Révolution non-violente provenait d’Allemagne. Bien d’autres sujets n’ayant rien perdu de leur actualité furent présents dans cette revue. Comme il se doit aujourd’hui, ils sont accessibles à tout le monde sur le site web de « la Presse anarchiste ».

Les années 80 et 90 vont être, pour moi comme pour d’autres, non seulement une traversée du désert, un ressourcement comme une refondation personnelle mais aussi le moment où un changement technologique profond va avoir lieu. Il aura un impact considérable sur l’élaboration comme sur la réalisation de la presse alternative. On oublie souvent de préciser que tout ce travail d’édition des années précédentes n’aurait pas été possible, ou au moins n’aurait pas eu ce visage, sans la collaboration dévouée des compagnes anarchistes qui, accrochées à leurs machines à écrire transcrirent la prose des hommes, militants, incapables pour la plupart de poser correctement leurs doigts sur les touches de ces machines cliquetantes. Qu’elles soient ici remerciées. Heureusement les temps ont changé.
Au cours de ces années l’informatique et son outil l’ordinateur personnel vont faire leur entrée dans les familles. Le clavier change de propriétaire et d’un seul coup la production de textes s’accélère. J’ai raconté par ailleurs comment de traitement de texte en version de Windows puis en découverte d’Internet j’ai découvert, en 1994, dans le cadre de mon travail, un monde aux dimensions chaque jour plus étendues. Lieu d’affrontements permanents entre les partisans du gratuit et du payant comme entre ceux de l’information verticale, officielle, et les acteurs de la circulation horizontale d’une « autre » information.

Réfractions, A contretemps, Le Monde Libertaire, et le web

Au début de ce millénaire je rejoins donc le collectif qui publie Réfractions. J’y retrouvais des participants à Anarchisme et non-violence ou au groupe anarchiste strasbourgeois de la période des années 60/70. C’est une revue consacrée à la recherche et à l’expression anarchiste. Elle est née en 1997 « moment où les anarchistes occupent de nouveau la rue » du « désir de publier une revue de réflexion critique, une revue théorique largement ouverte à tout questionnement anarchiste et qui aurait pour ambition à la fois le politique, le social et le culturel. » C’est le « relatif succès du colloque de Grenoble de mars 1996 sur la Culture libertaire [qui] transforma ce désir en besoin, ce besoin en nécessité"

Par rapport aux revues précédentes auxquelles j’ai participé, Réfractions est une revue de luxe, autant par la qualité d’impression, de mise en page que de papier. Semestrielle, elle est le fruit à chaque fois de réunions du collectif (une vingtaine de personnes) au cours desquelles une commission est désignée au consensus en fonction du sujet choisi. J’ai participé à un certain nombre de ces comités qui impliquent à chaque fois un travail important. Si le travail de mise en page (Merci à l’informatique ! ) est pris en charge par les membres du collectif, des contributions extérieures au collectif peuvent être sollicitées. Après une période de vente militante, dépôts fait par les uns ou les autres dans différentes librairies il a été décidé de confier à un diffuseur, Court circuit, la distribution dans un grand nombre de librairies. Chaque numéro est imprimé à, environ 650 exemplaires. Au printemps 2012 le numéro 28 est consacré aux mouvements sociaux. Cela fait donc 14 années que cette revue existe. Les compagnes et compagnons, artisans de cette revue, sont tous impliqués d’une façon ou d’une autre dans différentes formes d’engagement politique, social et professionnel. Si j’ai contribué par l’écrit, dans des textes concernant aussi bien Internet que la fonction publique ou le nouveau capitalisme vert, j’ai donné à Réfractions une dimension électronique en transférant les textes sur un site web et en mettant en place une vente en ligne des numéros encore disponibles. Ce site est par ailleurs destiné à donner des nouvelles des activités connexes des membres du collectif, et il le fait bien.

Par le biais de ce collectif, je suis entré en contact avec le petit groupe rassemblé autour de Freddy Gomez qui édite un bulletin bibliographique nommé « A contretemps » qui est né quelques années après Réfractions. Son but est d’être « A contretemps, à contre-époque, avec pour seul propos de partir de l’écrit et d’y revenir, en renouant avec cette pensée critique qui fait tant défaut ». Diffusé par abonnement uniquement, sa réputation se fait par le bouche à oreille. Depuis peu, différents textes ont été publiés en deux volumes aux Editions libertaires, l’un consacré à l’Espagne révolutionnaire, « D’une Espagne rouge et noire », l’autre à la littérature, « L’écriture et la vie ».
Ce sera le début d’une collaboration par l’écrit, articles sur l’ultra gauche ou sur les anarchistes et les juifs, comme par le web. Je crée le site Internet qui lui est consacré . Comme ce bulletin est édité à un faible nombre d’exemplaires, environ 300, ceux qui n’ont pas eu la chance d’en avoir eu la version papier peuvent en prendre connaissance par la magie du web.

Puis sur une idée de Ronald Creagh, animateur du site consacré à l’étude de l’anarchisme , je crée un site consacré à l’analyse libertaire de l’actualité internationale Divergences . C’est un site à vocation multilingue comprenant des articles en langue française, mais aussi anglaise, allemande et espagnole. Sa fréquentation importante montre le besoin évident d’une information qui ne soit pas limitée aux frontières françaises.

Divergences franchit dans les faits la limite entre le site web d’une édition papier et l’information sans version papier. J’ai été amené à construire d’autres sites qui ont des rôles spécifiques et que j’aimerais signaler. Il y a le Dictionnaire des militants anarchistes consacré aux biographies des militants des origines à aujourd’hui, inséparable de Los de la sierra rassemblant des notices retraçant le destin de ceux qui ont continué en Espagne après la révolution, les armes à la main, le combat contre Franco. Rolf Dupuy est l’artisan inlassable de ces deux sites qui, notice après notice, mets =en place un outils passionnant et incontournable. J’ai aussi construit le site des Giménologues consacré à la suite du travail exceptionnel qui avait conduit à l’édition de « Les Fils de la Nuit. Souvenirs de la Guerre d’Espagne » .

Au moment du sommet de l’OTAN à Strasbourg (2009) je mis en place un site destiné à rendre compte à la fois des préparations, du déroulement du contre sommet comme des commentaires émis à son sujet. Ce fut pour moi l’expérience qui se rapprocha le plus du journalisme classique. Il y eut alors plus de quarante mille connexions pendant les trois semaines qui précédèrent et suivirent son déroulement .

En même temps que je rejoignais Réfractions je me mettais au service du Monde Libertaire pour lequel j’ai écrit des dizaines d’articles concernant aussi bien la Chine que le conflit Israélo-palestinien ou la question fondamentale de l’action directe non-violente.

Et l’efficacité ?

La question se pose et se posera toujours. La première réponse gît dans l’individu qui participe à ce type d’activité. C’est d’abord une forme de prolongement de soi même qui se justifie par là. C’est aussi l’application de la maxime « fais ce que dois et advienne que pourra » qui pose le devoir de la réalisation avant de penser à son efficacité. C’est enfin un acte de « croyance » dans la force de l’écrit. Il est difficile de penser l’impact de ce que l’on fait au moment où cela est mis en œuvre. Pour la Lettre des objecteurs son efficacité a été évidente, même si à origine elle n’était destinée à n’être qu’une information collective destinée à des proches. Pour A.N.V. il en fut différemment. Si cette revue reste encore aujourd’hui méconnue dans la sphère francophone, il en est différemment en Allemagne. Il advint un jour que deux militants allemands en recherche, vinrent passer quelques jours avec nous sur un camping en Normandie. Plus qu’intéressés par ce que nous disions et écrivions, de retour dans leur pays ils créèrent en 1972 une revue anarchiste non violente qui prit pour nom Graswurzelrevolution . Le groupe derrière cet organe grandit de plus en plus et inspira nombre de militants. On peut dire aujourd’hui que son influence se fait encore sentir lors des manifestations monstres contre le G8 à Heiligendam en 2007 ou dans les manifestations contre les transports Castor de déchets nucléaires ces dernières années .

Il est difficile de dire ce que fut l’impact d’ICO, des Recherches libertaires et de Vroutsch. ICO rassembla autour de lui lors de Mai 68 bien des gens qui venaient chercher la « vérité » et qui repartirent déçus. ICO fut porté aux nues par l’I.S. puis accusé par les mêmes de mentir. ICO ne survécut pas aux évènements. Aujourd’hui on peut sentir des restes de son influence dans des petites revues, des infokiosques, tous plus ou moins confidentiels.

On retrouve une partie de ceux qui firent R.L. dans Réfractions. Les préoccupations n’ont pas changé. Vroutsch a disparu corps et bien, même si des relations interpersonnelles nées à cette occasion survivent et se sont jointes à Réfractions.

L’efficacité de Réfractions réside d’une part dans sa longévité et dans le rajeunissement de ses membres. Pour une grande partie d’entre eux les années avant la fin du siècle précédent font partie de l’histoire. La coexistence entre ces jeunes pousses et les dinosaures militants est facilitée par la volonté d’exigence de qualité partagée par tout le monde. L’intérêt toujours renouvelé et grandissant des lecteurs, pour les sites en ligne comme pour les versions papiers, montre qu’une autre façon de réfléchir, en dehors du « main stream » est la bienvenue.

Pierre Sommermeyer