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Pardonner, c’est résister à la cruauté du monde...

Il y a presque vingt ans Jacques Derrida et Edgar Morin débattaient sur la question du pardon. Nous publions ci-dessous la réponse de E. Morin qui nous a semblé particulièrement lumineuse.

Nous sommes aujourd’hui, à la fin de l’année 2016, dans un moment particulier de l’histoire de l’humanité où cette question revient en force. L’horreur n’a pas disparu, elle a juste changé son mode d’intervention. Faut il se rappeler que ce nouveau siècle, le 21ème s’est ouvert un 11 septembre ? En France, depuis janvier 2015 nous attendons chaque jour le prochain attentat.

Entre le désir de vengeance et le découragement n’y a-t-il rien d’autre ? Nous voyons bien à quel point la cruauté du monde pollue, infecte, notre quotidien dans nos pensées les plus profondes. Il ne faut rien oublier. Il faut faire de façon que cela ne recommence pas. C’est là que le bât blesse. Le devoir de mémoire est devenu un culte. Défense d’oublier ! Mais la porte reste ouverte pour que cela recommence. Au Rwanda, le pays ne pouvant accepter de ne devenir qu’un peuple de gardiens de prison s’est résolu à libérer ses bourreaux qui aujourd’hui vivent à côté de leur victimes. Les uns et les autres n’ont pas oublié. Quelle punition de côtoyer quelqu’un qui sait que vous êtes une ordure !

Le pardon ce n’est pas l’oubli, ce n’est pas l’excuse. C’est la seule façon de vivre plus longtemps sans être infecté par la haine. C’est la seule façon de ne pas ressembler au bourreau.

Pierre Sommermeyer


Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c’est tout le problème d’une société civilisée. Pour Edgar Morin, qui répond ici à Jacques Derrida (Le Monde des Débats de décembre 1999), le pardon est un pari éthique. Il suppose de ne pas réduire le criminel à son crime. Même au terme d’un siècle marqué par les massacres de masse, le pardon exprime la conviction qu’on peut faire reculer le mal.

Sous le titre « Le siècle et le pardon », Le Monde des Débats a publié dans son numéro de décembre 1999 un entretien avec le philosophe Jacques Derrida. Le pardon, expliquait-il, « devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible ». Il ajoutait que « la seule chose qui appelle le pardon », c’est précisément l’impardonnable. Et concluait « le pardon est donc fou, il doit s’enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l’inintelligible ». C’est une vision très différente, éthique et rationnelle que propose ici Egar Morin.

Derrida, à mon sens, isole la question du pardon de ses contextes. Moi, j’essaie de partir d’un point de vue qui imbrique le problème du pardon dans ses contextes psychologiques, culturels, historiques, et bien entendu le contexte d’un siècle marqué par l’organisation de massacres de masse.

Partons du problème, fondamental pour toute société, que pose l’auteur d’un mal ou d’un dommage. La réponse archaïque est le talion, c’est-à-dire le mal pour le mal. Cette structure archaïque demeure très profonde en chacun d’entre nous et tout le problème de la civilisation est de la dépasser. Le dépassement historique de cette idée de châtiment, forme institutionnelle du talion, commence avec Hobbes : pour lui, le but du châtiment n’est pas la vengeance mais la terreur, il sert à intimider le criminel potentiel. Beccaria, au XVIIIe siècle en Toscane, va plus loin : la prison a pour fonction de protéger les populations et non pas de punir. La justice telle qu’elle est instituée par les États rompt certes avec la vengeance opérée par les proches, mais elle l’institue sous forme de châtiment pénal : on inflige un mal pour le mal, et la mort pour la mort, là où existe la peine capitale.

Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c’est tout le problème d’une société civilisée. Je pense que justement existent entre les deux des « non-vengeances » qui diffèrent du pardon : la clémence qui ressemble au pardon mais ne l’est pas tout à fait ; la miséricorde ou la pitié pour l’emprisonné, le vaincu, qui précèdent peut-être le pardon, et puis les formes institutionnelles que sont la grâce et l’amnistie.

Il est important de donner un sens positif à tout ce qui peut exister hors de l’alternative châtiment-pardon. Les exemples abondent d’une clémence liée à la victoire. Dans le monde musulman, l’aman consiste à octroyer la vie sauve à un rebelle ou un ennemi vaincu : c’est un acte de magnanimité, qui est en même temps un acte d’intégration ou de réintégration. Il y a de nombreux cas de clémence politique. En 403 avant notre ère, la dictature des treize est abolie ; les démocrates rentrés victorieux dans Athènes rompent avec la pratique en vigueur dans les cités grecques : ils renoncent à la vengeance et proclament l’amnistie. La non-vengeance est-elle seulement l’acte magnanime d’un souverain, comme Auguste pour Cinna ? Nullement. La souveraineté trouve une forme morale chez des individus qui ne sont ni rois ni empereurs, et qui peuvent se placer à un méta-niveau éthique. Je pense au père de cet adolescent poignardé par un jeune du même âge à Marseille et qui a dit « je ne veux pas de vengeance ». Il ne pardonne pas, mais il sait que le cas excède la vengeance, il se situe bien à un méta-niveau par rapport au cycle vengeance-punition.


Magnanimité.

Il est juste, comme le fait Derrida, de considérer les origines judéo-chrétiennes du pardon, qui est lié au péché. Dans le Grand Pardon juif, Dieu lave les péchés de son peuple élu, et la prière du Kippour ajoute : « maintenant, entre-pardonnez vous vous-mêmes ». La miséricorde de Dieu permet de s’entre-pardonner. La prière catholique du Notre-Père, « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », est une extension de ce thème. Mais Jésus sur la croix opère une discrimination dans le pardon en disant : « pardonnez-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». Il n’y a là aucun acte de souveraineté ¬ à ce moment-là lui-même doute, puisqu’il dit « Seigneur, Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Les origines de cet événement métaphysique, on ne les discerne ni dans la tradition juive, ni dans la tradition grecque qui ignore le pardon, ni dans les religions extrême-orientales. Bien qu’existent dans toutes les civilisations la faute, le sacrilège, la honte de soi-même, la culpabilité, et que dans de nombreuses il soit recommandé de pratiquer clémence et magnanimité, le pardon en tant que tel surgit de l’intérieur du monde juif. Il se transforme en compréhension de l’aveuglement humain dans le « ils ne savent pas ce qu’ils font » ¬ ce qui rejoint une idée des stoïciens grecs pour qui le méchant est un ignorant, un imbécile. Et plus près de nous, il y a le constat de Karl Marx : « Les hommes ne savent pas ce qu’ils sont ni ce qu’ils font. » Avec en plus l’idée de pardon. Pardonner est un acte limite très difficile, qui n’est pas seulement le renoncement à la punition, il nécessite générosité et bonté et comporte une dissymétrie essentielle : au lieu du mal pour le mal, je rends le bien pour le mal, alors que la clémence consiste seulement à arrêter le mal et à s’abstenir de châtier. C’est un acte individuel alors que la clémence est souvent un acte politique.

Compréhension.À la différence de Derrida, je pense que le pardon n’est pas une notion isolable, ni une notion « folle », parce qu’à mon avis le pardon se base sur la compréhension. Comprendre un être humain signifie ne pas réduire sa personne au forfait ou au crime qu’il a commis. Hegel a fort bien dit : « La pensée abstraite ne voit dans l’assassin rien d’autre que cette qualité abstraite et détruit en lui, à l’aide de cette seule qualité, tout le reste de son humanité. » Je trouve cette phrase absolument fondamentale. Il y a une faute intellectuelle à réduire un tout complexe à un seul de ses composants. Le théâtre de Shakespeare, un film de gangster comme Le Parrain nous montrent que des tueurs peuvent être de bons fils, de bons pères, ressentir l’amour et l’amitié.

Comprendre, c’est comprendre les raisons et déraisons d’autrui. C’est comprendre que la self deception, ce processus mental si fréquent qu’est le mensonge à soi-même, peut conduire à l’aveuglement sur le mal que l’on commet et à l’autojustification, où l’on considère comme justice ou représailles l’assassinat d’autrui. L’aveuglement peut venir de l’empreinte culturelle sur les esprits : l’esclave était un outil animé, pour les anciens Grecs, pourtant fort civilisés. L’aveuglement peut résulter d’une conviction fanatique, politique ou religieuse. Quand des hommes sont possédés par des idées ¬ vraiment possédés comme je l’ai vu tant de fois chez des communistes, persuadés d’œuvrer pour l’émancipation de l’humanité alors qu’ils contribuaient à son esclavage, quelle est leur part de responsabilité ? Ce travail de compréhension a quelque chose de terrible, parce que celui qui comprend se met en état de dissymétrie totale avec le fanatique qui ne comprend rien, et qui ne comprend évidemment pas qu’on le comprend.

Les situations sont déterminantes : des virtualités odieuses ou criminelles peuvent s’actualiser dans des circonstances de guerre (que l’on retrouve au microscope dans les guerres conjugales). Les actes terroristes sont dus à des groupes qui vivent illusoirement une idéologie de guerre en temps de paix. Ils sont comme hallucinés dans leur vase clos. Mais dès que ce vase se brise, beaucoup redeviennent pacifiques.

Je me suis intéressé aux dérives historiques : comment, à partir d’un petit glissement, on dérive et on devient infidèle à son idée de départ. J’ai connu des pacifistes d’avant-guerre qui ont accepté l’occupation de 1940 parce que rien n’est pire que la guerre, puis se sont engagés dans la Collaboration, et ont participé à partir de 1941 à la machine de guerre nazie. J’ai eu des amis intelligents et sceptiques, qui, devenus communistes, ont fini par assumer des stupidités et des monstruosités. J’ai vu des débonnaires devenir des impitoyables au sein de l’appareil stalinien puis redevenir débonnaires quand ils en sont sortis. Tous ces aveuglés, à la fois par eux-mêmes et par des mensonges politiques, me semblent à la fois irresponsables et responsables, et ne peuvent relever ni d’une condamnation simpliste ni d’un pardon naïf.
Proust, dans Jean Santeuil, exprime son souci de comprendre l’adversaire, comme si « celui-ci détenait une part de vérité devenue folle ». Il dit : « Juifs, nous comprenons l’antisémitisme ; partisans de Dreyfus, nous comprenons le jury qui a condamné Zola ; par contre, notre esprit est joyeux quand nous lisons une lettre de Monsieur Boutroux disant que l’antisémitisme est abominable. » La part de vérité est dans la singularité du destin juif, le fait que beaucoup de Juifs sont dans les affaires, le commerce, que beaucoup d’intellectuels d’origine juive ont été révolutionnaires ; mais cette part de vérité devient folle dans l’antisémitisme qui rend les juifs responsables du capitalisme et / ou du bolchevisme.


Implacabilité idéologique.

Ainsi, celui qui est tolérant, comme Proust, comprend l’implacabilité idéologique ou religieuse qui pourrait même menacer sa vie. Robert Antelme, dans le récit de sa déportation, L’Espèce humaine, exprime très bien l’idée que si les SS « veulent retrancher leurs victimes de l’espèce humaine, ils n’y arrivent pas, mais nous non plus ne pouvons les retrancher de l’espèce humaine ».

Il y a un lien entre la compréhension, la non-vengeance, et à la limite le pardon. Victor Hugo dit : « Je tâche de comprendre afin de pardonner. » Et j’en arrive à ce point capital : le pardon c’est un pari éthique, c’est un pari sur la régénération de celui qui a failli, c’est un pari sur la possibilité de transformation et de conversion au bien de celui qui a commis le mal. Car l’être humain, répétons-le, n’est pas immuable : il peut évoluer vers le meilleur ou vers le pire. Le docteur Stanislaw Tomkiewicz, qui a beaucoup travaillé sur les jeunes délinquants, évoque « un enfant qui avait autour de lui tout pour devenir une canaille mais qui, à six ans, a eu un instituteur formidable qui l’a sorti de l’ornière ». Certains adolescents ont puisé dans leur expérience aux limites de la délinquance et du crime leur maturité et leur rédemption.
Jean-Marie Lustiger est allé jusqu’à proposer la béatification de Jacques Fesch, assassin d’un policier, repenti en prison et guillotiné en 1957, cet assassin étant devenu « un saint ». Peut-on enfermer le criminel dans son crime, quoi qu’il ait fait avant et surtout quoi qu’il soit devenu après, ou ne peut-on pas faire plutôt le pari qu’un criminel peut être transformé par une prise de conscience et le repentir ?

Derrida dit à peu près ceci : « Si vous ramenez le pardon à sa fonction éthique ou bénéfique, le pardon devient fonctionnel et perd sa qualité propre. » Je ne suis pas d’accord : pour moi le pardon a toujours un sens et peut toujours avoir éventuellement un sens pragmatique, voire politique, sans que ce sens dissolve sa qualité qui vient de cet élan, de cette générosité, de cette compréhension. C’est ce que j’appelle le méta-niveau. Je reviens à la parole clé : Jésus ne dit pas seulement « pardonnez-leur », il ajoute « parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». Il y a quand même un sens de compréhension là-dedans.

Maintenant, faut-il subordonner le pardon au repentir ? Le repentir ouvre la voie au pardon, mais je crois aussi que le pardon peut ouvrir la voie au repentir, et qu’il offre une chance de transformation. Il y a de très beaux exemples littéraires. Raskolnikov, dans Crime et châtiment, est amené au repentir par la petite prostituée Sonia. Dans Les Misérables, Monseigneur Miriel, à qui Jean Valjean a volé des chandeliers, fait un pur acte de pardon. C’est un pari éthique incertain : il n’était pas dit que Jean Valjean allait se transformer à la suite de cet acte généreux. Toujours chez Hugo, dans Quatre-vingt-treize, un pauvre paysan sauve le marquis de Lantenac, le chef chouan, qui par la suite fait fusiller trois femmes. Il a cette phrase merveilleuse : « Une bonne action peut donc être une mauvaise action ? » Nos actes éthiques peuvent se retourner contre nous, c’est le pari de la vie.

J’en arrive au pardon politique. Il y a la demande de pardon, et il y a l’octroi du pardon. Chirac a demandé pardon aux Juifs, l’Église leur a demandé également pardon, le gouvernement japonais a présenté ses excuses aux Coréens. Mais la demande de pardon de Chirac et celle de l’Église résultent de pressions très fortes des organisations juives.


L’héritage Mandela.

Les excuses japonaises ne sont pas une demande de pardon. C’est une reconnaissance de torts qui s’auto-suffit. Je ne crois donc pas à un jaillissement de demandes spontanées qui viendraient d’une contamination judéo-chrétienne sur la planète. En revanche, la demande de pardon au peuple russe d’un Eltsine démissionnaire est un acte émouvant, profondément russe, qui réhabilite le vieil homme.

Quant à l’octroi du pardon, il ne peut se réduire à du calcul politique, encore qu’il le comporte. Prenons Nelson Mandela. Il s’est fixé pour but non de dissocier l’Afrique du Sud, mais d’y intégrer les Noirs, et, après sa victoire politique, d’y intégrer les Blancs. Il a compris la gravité de la situation où aurait conduit la punition ou la vengeance. Mais il y a, de plus, en Mandela, l’héritage universaliste du marxisme. Il y a une noblesse personnelle exemplaire.
Entre Israël et la Palestine, le pardon mutuel de crimes effrayants commis de part et d’autre est une nécessité de paix. Mais il a fallu Rabin à un moment de son histoire, Arafat à un moment de la sienne pour opérer une conjonction morale qui intègre et dépasse le calcul politique.

En deçà du pardon, il y a la mansuétude accordée aux tenants du régime dictatorial déchu, comme en Espagne. On est dans une sorte de contrat tacite où l’on achète la paix et la démocratie au prix d’une amnistie de fait ou de droit.

Il existe des cas d’impossibilité, et du pardon, et de la punition. Par exemple quand le mal est issu d’une des énormes machines technobureaucratiques contemporaines, comme dans l’affaire du sang contaminé. J’avais à l’époque écrit un article « Cherchez l’irresponsable », parce que le mal résultait de la somme d’aveuglements issus de la bureaucratisation, de la compartimentation, de l’hyperspécialisation, de la routine. Les rapports alarmants de quelques médecins d’hôpitaux n’étaient même pas lus, et les grands mandarins de la science et de la médecine ne pouvaient croire qu’un virus pouvait provoquer le sida. La responsabilité est morcelée, la culpabilité est dissoute. N’est-ce pas le système qu’il faudrait juger, et réformer, plutôt que de chercher le coupable dans un responsable ministériel ?

Venons-en aux énormes hécatombes provoquées par l’État nazi et par l’État soviétique. Il y a des responsabilités en chaîne, depuis le sommet ¬ Hitler, Staline ¬ jusqu’aux exécutants des camps de la mort. Mais ces responsabilités sont morcelées. Quand Hannah Arendt écrit sur le procès Eichmann, elle le voit comme un rouage de la machine criminelle, et c’est la médiocrité de ce parfait fonctionnaire qui la frappe. Elle voyait aussi que l’énormité d’Auschwitz ne pouvait être compensée par une peine de mort. Ici la punition est dérisoire, le pardon impossible.
Et quand au bout de 20, 30, 40, 50 ans, il ne reste que quelques survivants parmi les fonctionnaires obéissants de Berlin ou de Vichy, doivent-ils assumer toute la responsabilité ? Faut-il qu’un octogénaire expie les crimes de la machine à déporter ?

Plus il est difficile de localiser l’auteur du mal, plus se développe un besoin de trouver le coupable. On comprend la souffrance renouvelée des parties civiles au procès Papon, qui revivent le départ pour la mort de leurs proches. On comprend la souffrance des familles des victimes du sang contaminé. Elle retrouvent inévitablement le talion en réclamant le châtiment.

C’est atroce, mais je me dis que la chose qui importe est de faire en sorte que de tels crimes ne se renouvellent pas.

N’oublions pas.

La question est : le non-châtiment signifie-t-il l’oubli, comme le pensent ceux pour qui punir servirait la mémoire ? Les deux notions sont en fait disjointes. Ce n’est pas parce que Papon va passer éventuellement dix ans en prison que la mémoire d’Auschwitz sera renforcée. Mandela a dit « pardonnons, n’oublions pas ». L’opposant polonais Adam Michnik lui fait écho avec sa formule « amnistie, non amnésie ». Tous deux ont d’ailleurs tendu la main à ceux qui les avaient emprisonnés. Les Indiens d’Amérique n’ont pas oublié les spoliations et les massacres qu’ils ont subis, bien que ceux qui les ont martyrisés n’aient jamais été châtiés. Les Noirs victimes de l’esclavage n’ont jamais vu leurs bourreaux punis, et pourtant ils n’ont pas oublié. Quand des anciens du goulag et autres victimes de la répression ont créé l’association « Mémorial en Union soviétique », ils réclamaient la mémoire et non le châtiment.

L’amnistie n’est pas l’amnésie. Une grande nation démocratique ne fait pas que commémorer des moments glorieux, elle doit aussi se remémorer des moments sinistres : l’histoire de France ne doit pas oublier la croisade contre les Albigeois ou la révocation de l’Édit de Nantes. Il y a un autre problème que pose très bien Steiner en disant : « Oublier est un devoir, sinon on devient fou. » Cela vaut pour une mémoire obsessionnelle, et c’est pour ça aussi qu’en Israël il y a une minorité qui lutte contre le culte d’Auschwitz, d’autant plus qu’elle se rend compte que cette obsession sert les intérêts politiques de ceux qui veulent absolument isoler et différencier les Juifs des Gentils. Une mémoire historique ne doit pas tomber ni dans l’obsession ni dans l’amnésie.

Je poursuis mon propos. Jankélévitch, dont la culture était essentiellement russe ¬ c’est-à-dire tout imbibée de ce fonds culturel évangélique de Tolstoï et Dostoïevski, avait un sentiment de l’impardonnable en pensant aux crimes nazis contre les Juifs ; mais, à la fin de son livre Le Pardon, tout son fonds culturel russe revient et il dit « mais il y a aussi l’infini du pardon ». Il termine par une sorte d’asymptote de deux infinis qui courent l’un après l’autre, et il ne donne pas de solution. Alors que Derrida fait une sorte de cercle vicieux : on ne peut pardonner que l’impardonnable, mais comme l’impardonnable ne peut par définition être pardonné, donc on ne pourrait pardonner ce qui pourrait être pardonné. Pour moi, ce qui est terrible, c’est le mal qui est au-delà de tout pardon et de tout châtiment, le mal irréparable qui n’a cessé de ravager l’histoire de l’humanité. C’est le désastre de la condition humaine.


Éthique universelle.

Je crois que la victime se doit d’être plus intelligente et plus humaine que celui dont elle a souffert. Les valeurs de compréhension sont universelles et les victimes n’en sont pas exemptes, au contraire. Marx disait que ce sont les victimes de l’exploitation qui pourraient accéder à une éthique universelle et supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme. Cela ne s’est pas réalisé mais demeure souhaitable. Cela dit, je ne saurais demander à une victime ou à sa famille de commencer à pardonner, ce serait odieux, mais je souhaiterais la convaincre que la punition ne lui est pas nécessaire.

Le pardon est un acte individuel qui suppose une certaine magnanimité ou générosité : si l’on force au pardon, ce n’est plus un pardon. Ce que je propose, c’est de tout tenter pour échapper à la logique de la vengeance et de la haine, ce qui comporterait un système d’éducation que développerait notre capacité de compréhension que je trouve très atrophiée.
La compréhension est possible même en cas de guerre, ce que j’ai fait en étant strictement anti-nazi et jamais anti-allemand. Mais on ne peut être magnanime que si l’on est vainqueur. Il faut de toute façon que la personne qui a fait le mal ou le crime soit déjà dans une situation où elle ne soit plus capable de le faire. Je fais la distinction entre une situation de combat ¬ la guerre ou la lutte contre le terrorisme ¬ et ce qui se passe après. Effectivement, ça n’a pas de sens de pardonner à un gang qui a commis des crimes et qui va en commettre de nouveaux. Le vrai problème se pose ensuite, non plus tellement en termes de pardon, mais de justice. La prison sert à protéger la société, mais que doit-on faire à partir du moment où les gens évoluent, quand certains reconnaissent qu’ils ont eu tort, qu’ils ont commis des actes odieux, ou ressentent des remords ?

Je pense qu’il nous faudra résister à ce besoin revenu en force au XXe siècle, qui, j’espère, s’atténuera dans ce siècle nouveau, et qui a été une demande éperdue de châtiment, lequel recouvre souvent l’archaïque demande de vengeance. Or, répétons-le, il n’y a pas que l’alternative pardon ou châtiment. Il y a la non-vengeance, il y a l’« a-pardonnable », il y a la clémence, il y a la miséricorde. Je crois qu’il faut résister au talion, résister à l’implacabilité, résister à l’incompréhension, ne pas céder à la propagation du mal en nous-mêmes.

Les humiliés, les victimes, les haïs ne devraient pas se transformer en humiliants, en haïssants et en oppresseurs, comme cela arrive trop souvent et encore aujourd’hui au Kosovo. L’éthique, qui pour moi est résistance à la cruauté du monde, de la vie, de la société, de l’être humain ne peut se passer de compréhension, de magnanimité, de clémence et, si possible, de pardon.

Propos recueillis par Sophie Gherardi et Michel Wieviorka

© Le Monde des Débats, Février 2000