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Eichmann était d’une bêtise révoltante

EICHMANN ETAiT D’UNE BÊTISE REVOLTANTE »
Entretiens et lettres
Hannah Arendt et Joachim Fest
Fayard 2013. 217p. 20 €

« C’est cette bêtise qui était si révoltante. Et c’est précisément ce que j’ai voulu dire par le terme de banalité », explique Hannah Arendt. C’est ainsi que commence ce livre qui reproduit l’entretien radiophonique qu’elle accorda en 1964 à l’historien allemand J. Fest, spécialiste de l’histoire du IIIème Reich. Cette interview se passe x années après le procès Eichman à Jérusalem auquel Arendt assista et qui déboucha sur une série d’articles dans la presse américaine puis l’édition d’un livre les rassemblant. C’est au cours de ce travail que l’auteure créa le concept de « la banalité du mal » qui fait flores depuis.

Le texte de l’interview est assez court. Il est suivi par la publication des lettres que les deux interlocuteurs échangèrent jusqu’en 1973. H. Arendt mourra deux ans plus tard. En 2013 est-il nécessaire de revenir encore et encore sur cette histoire de nazisme et de liquidation industrielle de ceux qui étaient peu ou prou juifs ? Pour répondre à cette question il suffit de regarder l’actualité française pour voir qu’à la fois l’antisémitisme et le discours contre cette aberration est toujours présent. Hitler serait certainement content de voir à quel point son crime absolu continue à empoisonner nos sociétés. Ce livre nous donne un certain nombre de clés pour résoudre cette question, bien au-delà de la personne d’Eichmann. C’est d’une morale pour aujourd’hui qu’il s’agit.

J’étais déjà intervenu à un autre moment et un autre lieu sur la question du rapport entre les anarchistes et la Shoah. (cf A contretemps). Cette question continue a empoisonner ce milieu, en est témoin la publication d’un article mal écrit, mal formulé, dans le Monde libertaire gratuit N°48. On y sent l’embarras que créent dans les milieux de la gauche radicale les propos d’un Dieudonné qui se sert habilement de sa réputation d’humoriste pour tenir un discours radical, anti-système. Prenant le contre-pied du discours bien pensant des pouvoirs ce pseudo comique apporte de l’eau aux moulins de ceux qui ne peuvent plus supporter la bouillie tiédasse que leur servent à longueur de temps les machines à paroles politiquement corrects.
D’autre part, dans notre société de plus en plus a-religieuse, la pratique régulière des voyages de jeunes élèves, collège ou lycées vers les camps de l’horreur nazie, ressemble de plus en plus aux pèlerinages de jadis. Il y a un masochisme certain à laisser ces jeunes gens face seuls à ces restes. Devant ces reliques de la folie humaine, même en groupe, on ne peut être que seul, et de même le seul discours qui leur est tenus, est un discours moral : « voilà le mal, ce n’est pas bien ». Ce passé, pas si passé puisque les génocides ont continué et d’autres sont certainement à venir, nous colle aux pieds, aux mains et continue à nous empoisonner.

Evoquer « la banalité du mal » cette magnifique phrase mal comprise de H. Arendt rend encore plus profonde notre solitude. Parce que au fond, nous n’avons toujours pas compris ce qu’il s’est passé. Un acteur, Niels Arestrup, présentant à la télévision son dernier film où il incarne le gouverneur militaire nazi de Paris von Choltitz dira « le mal est en chacun d’entre nous ». C’est ainsi que le concept d’ H. Arendt est présent dans l’inconscient collectif ce dont elle se défend fortement. elle dit bien dans ce livre : « Je n’ai absolument pas voulu dire : il y a un Eichmann en chacun de nous, chacun de nous porte en lui un Eichmann ou le diab1e ». Quelque pages plus loin, elle revient là dessus : « C’est cette bêtise [ celle de Eichmann] qui était si révoltante. Et c’est précisément ce que j’ai voulu dire par le terme de banalité. II n’y a là aucune profondeur, rien de démoniaque ! Il s’agit simplement du refus de se représenter ce qu’il en est véritablement de l’autre ».

Joachim Fest, l’interlocuteur de Hannah Arendt, aborde alors cette importante question, autant pour les Allemands que pour les juifs, celui du « passé non maîtrisé ». Ce à quoi Arendt répond « la façon dont on a en commun le passé non maîtrisé est naturellement très différente selon que l’on fait partie des victimes ou des coupables […] Ce que les Juifs et les Allemands ont en commun, c’est le fait d’y avoir participé directement ».

Là tout est dit, Arendt aurait pu ajouter à cette énumération bien d’autres personnes ou pays. C’est ce qui fait que cette horreur nous colle aux doigts, que nous essayons régulièrement de l’oublier mais qu’elle revient par tous les interstices de notre vie sociale, politique, intellectuelle. Arendt fait une distinction intéressante à la question de Fest sur le caractère criminel du nazisme. Elle dit « il (Eichman) n’avait en vérité absolument pas de mobiles criminels. Il voulait participer. Il voulait dire Nous ». Etre membre de cette immense machine était exaltant. Et c’est le plaisir de ce pur fonctionnement qui était tout à fait évident chez Eichmann. Je ne crois pas qu’il était mû par un désir de puissance. Il était le fonctionnaire type Et un fonctionnaire, lorsqu’il n’est rien d’autre qu’un fonctionnaire, est vraiment un homme très dangereux. Je ne crois pas que l’idéologie ait joué un grand rôle là-dedans ». Cinquante ans plus tard ce jugement nous oblige à considérer nos immenses machines de gouvernement où chacun se dit qu’il faut bien manger et que si ce n’est pas moi ce sera un autre.

Plus que les différents types de liquidation staliniennes, famines, exécutions avec quota, goulags et autres variantes, la découverte des multiples formes de « solutions finales » a épouvantés le monde. Hannah Arendt dit qu’il a été pris « d’une épouvante démesurée et sans précédent lorsque la vérité est apparue au grand jour ». C’est ce sentiment qui étreint ces écoliers que l’on entraîne, dans ces pèlerinages laïques, dans ces hauts lieux de la barbarie humaine sans jamais leur indiquer le remède ultime à cette peste qui continue à se propager. Le discours dominant sur l’anti-antisémitisme veut faire de tout un chacun, un repentant pour des crimes qu’il n’a pas commis, un soumis rejetant l’horreur, mais pas un résistant aux pouvoirs.

Car au fond il s’agit peut être de désobéir - forme active- mais en tout les cas de ne pas obéir -forme passive-, mais pour quelle raison ? C’est la question que posa Eichmann lors de son procès : » Qu’est-ce que la désobéissance m’aurait apportée ? De quel point de vue m’aurait-elle été utile ? ». Ce à quoi Arendt répond ainsi : « Toute la morale de Kant repose sur le fait qu’en entreprenant n’importe quelle action chaque homme doit réfléchir pour savoir si la maxime de son action peut devenir une loi universelle ».

Mais que faire, quand par les hasards de l’histoire nous nous trouvons enfermés dans une société autoritaire ? C’est la question que pose Joachim Fest : « j’aimerais encore une fois poser la question de savoir quelles sont les possibilités sous un régime totalitaire ou sous un système totalitaire de ne pas être coupable. Beaucoup de gens ne sont pas des héros et on ne peut pas exiger d’eux qu’ils soient des héros. Et ils ne sont pas non plus des criminels, ils ne sont parfois que des complices ». Ecoutons la réponse de la philosophe qui a, comme beaucoup, fui l’Allemagne avant qu’il ne soit trop tard : « Mais, voyez-vous, entre le fait d’être complice et l’acte, entre l’homme qui voit et qui se détourne, et 1’homme qui agit, il y a toutefois un gouffre. Par conséquent, lorsque celui qui n’a rien fait mais qui s’est détourné dit : « Nous sommes tous coupables », il a, ce faisant, et c’est ainsi que cela s’est passé en Allemagne, couvert celui qui a provoqué des crimes. Et c’est la raison pour laquelle il ne faut pas généraliser cette culpabilité parce qu’on ne fait alors rien d’autre que couvrir les vrais coupables ». Elle ajoute citant Socrate : « Mieux vaut être en désaccord avec le monde entier qu’avec moi-même, car je suis un ». Il arrive que nous soyons plongé dans des situations qui nous dépassent. Nous vivons aujourd’hui dans un cocon qui pour inhospitalier qu’il soit reste confortable. Il suffit de lever les yeux au dessus de nos frontières pour apercevoir des régions, des pays, des nations, devenu fous où la seule possibilité de vivre est de se confronter directement à la violence et souvent mourir, ou alors de fuir. Et qu’advient il de celles et ceux qui ne peuvent plus fuir ni ne veulent se confronter à la violence, aucun des camps en présence n’entraînant leur adhésion ?

A ce propos Arendt avance ceci « Et ceux qui se sont sortis de cette affaire sans rien commettre étaient ceux qui avaient admis qu’ils étaient impuissants et qui s’en sont tenus à ce principe, le principe de celui qui pense dans l’impuissance ».