Réfractions, n° 31, automne 2013
Nous ne monterons plus à l’assaut du palais d’Hiver…
Le voyageur errant, curieux d’avenir, qui amarre son vaisseau à un quelconque port de l’archipel libertaire, sera particulièrement surpris d’y découvrir une population anarchiste peu nombreuse et éparse au milieu d’autres peuples qui ne l’estiment guère. De même, ce voyageur restera désorienté et perplexe devant ce peuple libertaire aussi varié dans ses idées et ses façons d’être que dans ses usages et ses façons de faire. Ce voyageur qui tente d’éclairer son chemin, désireux de savoir, soucieux de ne pas trop se perdre dans le dédale des disputes, des différends, des désaccords et des controverses, s’approchera au plus près, sondant les uns, prêtant l’oreille à d’autres, se mêlant discrètement aux débats.
Dans un premier temps, il s’efforcera de cerner les grandes lignes de réflexion et d’action des acteurs en mouvement devant ses yeux.
Ainsi distinguera-t-il mieux ceux que l’on pourra qualifier d’anarchistes « historiques », les anarchistes sociaux, les syndicalistes, ceux qui datent le début de leur histoire d’un congrès qui se tint en 1872, à Saint-Imier, dans la Confédération helvétique. Point de vue contesté par René Berthier dans un article du Monde libertaire, hors série, de novembre-décembre 2012. Pour lui, si l’Association internationale des travailleurs était antiautoritaire, elle n’était pas anarchiste.
Il sera d’ailleurs rappelé qu’un certain Pierre Joseph Proudhon, dès 1849, donnait un sens positif à l’idée d’anarchie ; ce que faisait également Anselme Bellegarrigue quasiment au même moment (voir biblio).
Notre voyageur apprendra que d’autres, plus éclectiques, cherchent leurs sources chez des penseurs qu’il serait erroné et anachronique de qualifier d’anarchistes : La Boétie, Rabelais et leurs continuateurs. Ou bien il lui sera dit que certains retrouvent leurs idées chez les « enragés » de la Grande Révolution et, plus tard, dans l’expérience héroïque de la Commune de Paris.
D’autres se plairont à faire remonter leur lignée aux philosophes de l’Antiquité grecque ; et même aux penseurs chinois du tao.
Plus controversés seront les successeurs d’un anarchisme chrétien représenté par un Tolstoï qui aurait influencé Gandhi, puis son disciple Vinoba, puis…
Notre voyageur apprendra que maintenant se présentent dans l’arène du combat social ceux qui se qualifient d’« après », les « post », ceux qui viennent après une histoire qu’ils veulent ignorer ou qu’ils négligent et qui préfèrent s’en référer à des penseurs d’aujourd’hui.
Et puis il rencontrera des « néos », qui certes connaissent l’histoire mais que leur réflexion conduit à critiquer les postures et positions de leurs contemporains libertaires jugés trop figés dans des habitudes de pensée et de militantisme, pétrifiés dans une fidélité désuète, craignant de trahir l’idéal sacré des anciens.
Pour ces derniers, il y a là peut-être, en quelque sorte, les prémices d’une renaissance libertaire.
Puis notre voyageur sera intrigué par ceux qui se nomment « individualistes » ; il pourra croire qu’ils ne s’occupent que de leur ego, mais il verra bien vite que, peut-être solitaires, ils ne répugnent pas à s’associer avec les uns ou avec les autres, en solidaires, lors d’un bref ou plus long contrat.
À noter enfin une masse importante d’activistes en tout genre, de militants à court ou à moyen terme qui, repoussant ou dédaignant le qualificatif d’« anarchiste », préfèrent celui d’antiautoritaire. Leurs modes de vie et leurs façons d’agir (égalitarisme, démocratie directe, parole libre, etc.) sont, au dire de la plupart, objectivement anarchistes.
La dénomination d’« activiste » serait aujourd’hui devenue plus courante, ce terme étant essentiellement employé quand il s’agit d’une « présence à l’événement » ; le militantisme restant, lui, une activité à plus long terme.
Il paraîtra donc évident que le germe de l’anarchisme peut prospérer en tout lieu, presque en tout milieu et, quelquefois, étonnamment, il apparaît absent de certains regroupements anarchistes, quoi qu’il en soit dit par ailleurs.
Puis, au sein de ce grand tout, il y a ceux qui, au gré de leurs convictions et de leurs humeurs, naviguent dans cette belle et exubérante biodiversité.
Diversité qui s’enrichit de nouveaux apparus comme les black blocks (plutôt « autonomes » qu’anarchistes), et d’autres encore, inclassables, unités multiples, adeptes de quelques idées fixes, avec la prétention déraisonnable, certes − mais tellement porteuse d’espoir −, de détenir la clé qui ouvrira les portes vers un monde nouveau, libre et égalitaire.
Pour autant, nulle part de catéchisme obligé, nulle part de vérité définitive, nulle part de dogme bétonné ; quelques formules comme « justice et liberté » ; « pas de domination, pas d’oppression, pas d’exploitation » ; « suppression du capitalisme et suppression de l’État », et puis le « Ni Dieu ni maître », et quelques autres slogans.
Notre voyageur devra rajouter une bonne part, essentielle sans doute, d’éthique et de morale, part pourtant contredite par quelques-uns ou diversement comprise.
Tel est, succinctement, le paysage aux éléments variés que découvrira notre voyageur en recherche lorsqu’il descendra de son vaisseau.
Mais, il ne faut pas s’y tromper, cette complexité d’êtres, loin de présenter un handicap au bouleversement bénéfique du monde, sera bonne façon pour s’adapter aux différents combats face à des ennemis tout aussi diversifiés et en évolution permanente.
Ếtre anarchiste
Alors, notre voyageur, à l’instar d’Uri Gordon dans Anarchy alive !, se posera peut-être la question de savoir qui est authentiquement anarchiste.
À partir de son expérience anglo-saxonne − mais pas seulement −, cet auteur donne une réponse à ce questionnement : il ne s’agit pas, en effet, pour Gordon, de prendre appui sur les organisations « classiques » que l’on connaît mais bien plutôt sur ce que Tomás Ibáñez nomme, dans Philosophie de l’anarchie, « l’anarchisme extra-muros », un anarchisme en dehors des organisations spécifiques, autrement dit les différentes mouvances antiautoritaires, autonomes, horizontalistes qui vont des écologistes aux antimilitaristes, des antinucléaires et antiracistes aux homosexuels militants, des féministes aux antispécistes, aux végétariens, aux végétaliens, végans, etc.
Il s’agit, de plus, d’un anarchisme très actuel, d’un anarchisme « du moment », d’un anarchisme hors de la durée historique, d’un anarchisme sans passé. Pour Gordon, « tout acte de résistance est dans un sens minimal anarchiste ». Cela lui suffit.
Sans doute, mais il nous paraît inadéquat de classer dans l’anarchisme des activistes qui ne souhaitent pas ce qualificatif, voire qui le rejettent.
Cependant, le livre de Gordon veut témoigner d’une évolution de la militance qui va à l’encontre de toute notre imagerie traditionnelle. L’auteur pense avoir pris conscience d’une réalité : la modification en profondeur des comportements individuels et collectifs pour une transformation du monde qui soit libertaire et que nous n’aurions pas pu imaginer il y a une cinquantaine d’année. Nous baignerions − il reprend là une formulation de George Woodcock − dans « une espèce de soupe mentale composée des restes des vieilles idéologies qui flottaient ici ou là ».
Gordon, parce qu’il a une thèse à défendre et parce qu’il veut démontrer que l’anarchie est bien vivante − il serait facile de voir là une entreprise de récupération −, élargit à l’envi la constellation de ce monde anarchiste.
Mais nous reconnaîtrons sans peine que les mouvements que cite Gordon ont indubitablement des aspects libertaires qui se caractérisent par ce qu’il nomme une collection d’idées se déployant dans une culture politique, le tout lors d’un mouvement social ; des formes d’organisation, des formes de combat, spontanément libertaires, que l’on avait déjà remarquées tout dernièrement par exemple lors des printemps « arabes » ou naguère lors des conseils ouvriers pendant les révolutions russe, allemande et hongroise.
Nous rajouterons que, pour Gordon, l’anarchisme contemporain, ainsi qu’il le définit, donne grande importance au présent, à l’ouverture et à la souplesse. Ainsi écrit-il page 68 de son livre :
« Aujourd’hui, on considère d’abord les actions et les modes d’organisation comme des processus de libération individuelle et collective au présent, plutôt qu’orientés vers un moment de transformation sociale généralisée. »
Par ailleurs, on peut s’étonner que Gordon voie dans la nouvelle génération de militants une sorte de renaissance d’un individualisme anarchiste, attitude qui ne serait qu’une « exigence du présent plutôt que simple principe pour une société future ». Et cette idée va dans le sens du Dictionnaire de l’individualisme libertaire de Michel Perraudeau qui ouvre l’espace à des personnages de notre temps auxquels nous ne pensions pas forcément, comme Alain Jouffroy ou Michel Onfray et quelques autres.
Irruption de la non-violence
Quant à la période d’« hibernation de l’anarchisme » − propos de Gordon − qui aurait permis l’introduction de la non-violence, eh bien, si notre voyageur doit en accepter l’idée sur un plan général, ce que dit Gordon tant pour la France que pour une Allemagne traumatisée par la RAF (Fraction armée rouge) ne semble pas fonctionner. Cette irruption de la non-violence qui semble aller de pair avec le rejet du mot « anarchiste » s’expliquerait parce que l’« anarchie » évoquerait « automatiquement des images négatives de chaos, de violence aveugle et de destruction ».
Pour la France, la référence permanente et absolue à la révolution espagnole de 1936 empêche les anarchistes de penser différemment et d’évaluer positivement les actions non-violentes qui, depuis les luttes des objecteurs de conscience pendant la guerre d’Algérie jusqu’à celle qui a cours aujourd’hui autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en passant par celles du Larzac, des faucheurs d’OGM comme les actions des décrocheurs de publicité ou des désobéisseurs, parsèment l’histoire de la militance française. En Allemagne, le travail en profondeur de Grasswurzelrevolution à partir des années 1970 a porté ses fruits dans les grandes manifestations non-violentes contre le G8 ou contre le transport de déchets nucléaires à Gorleben.
En élargissant son éventail, Gordon néglige étonnamment l’héritage historique états-unien, pourtant anglo-saxon, des wobblies, avec par ailleurs les militants que furent Emma Goldman, Alexandre Berkman et bien d’autres. Et, venant de quelqu’un qui professe la coupure entre l’ancien anarchisme et le nouveau, les quelques références à Emma Goldman et à Gustav Landauer paraissent curieuses.
Nous savons, et depuis longtemps, qu’il n’y a pas lieu d’opposer un anarchisme militant, lourd de son histoire, à un anarchisme de vie plus ou moins organisé et plutôt individualiste. Dans Anarchisme et changement social, Gaetano Manfredonia a bien montré cette cohabitation.
Une permanence du comportement libertaire, relevée par Gordon, semble cependant se perpétuer tout au long du temps : « le groupe affinitaire », qui est ou n’est pas adhérent à une organisation spécifique, ou bien qui est en relation avec des collectifs ou des réseaux divers, en parallèle ou en rhizomes ; le tout constituant la constellation libertaire.
Que les pratiques et usages présentés par Gordon soient la continuation d’une tradition culturelle libertaire underground diffusée au cours des temps, ou bien une redécouverte spontanée ou une recréation des nouveaux militants, qui le dira ?
Mais l’adhésion à un mode de vie ou à une forme d’organisation de combat proche des pratiques libertaires n’implique aucunement l’adhésion à une idéologie quelconque et, en l’occurrence, pas à l’anarchisme.
S’il est vrai que dans nos vieux pays perdurent des tendances pour une organisation anarchiste plutôt structurée, comme peut l’être la Fédération anarchiste française, ou d’autres encore plus ou moins monolithiques sur les bases de la plate-forme d’Archinov, elles cohabitent cependant avec des formes moins organisées et plus horizontales.
Perdure également le rêve d’une unité de tous les anarchistes dans une structure d’organisation unique.
Qui donc est authentiquement anarchiste ? Notre voyageur n’aura pas de réponse à sa question, mais il comprendra qu’une lutte contre la domination existe, lutte essentielle caractérisée globalement par deux ennemis : l’étatisme et le capitalisme, et qui se décline en de multiples combats contre des microdominations.
Actuellement, extrêmement rares sont les anarchistes qui pensent réellement possible le passage rapide − la révolution − de cette société vers une société libertaire. Il faut noter une sorte d’exception dont témoigne Hellena Cavendi dans Un air de liberté, exception que l’on expliquera par la jeunesse enthousiaste de l’auteur.
À l’écoute du présent
Si Uri Gordon peut témoigner d’une évolution de l’esprit des militants, il est à noter que cette évolution accompagne le mouvement de l’ennemi, se calque sur lui ou le suit avec retard. Car la domination en ses multiples avatars (États, Églises et partis démocratiques ou totalitaires qui font cortège au capitalisme) reste intrinsèquement immuable même quand elle s’essaie à présenter des visages plus aimables que l’on ne qualifiera pourtant pas de plus humains.
Ce dont prendra connaissance notre voyageur.
Il verra alors que les récentes réflexions libertaires prêtent une attention plus particulière à ce mouvement évolutif avec pour but final de s’ouvrir ainsi à de nouvelles formes de combat.
Ainsi Tomás Ibáñez dans Libre Pensamiento estime-t-il que la faiblesse actuelle de l’anarcho-syndicalisme provient d’un « certain déphasage » face au nouveau contexte social.
Il constate que le monde ouvrier, devant les modifications importantes qui affectent le travail, a perdu de sa force, s’est éparpillé, s’est fragmenté en unités dispersées alors que le capitalisme, grâce à sa « modernité liquide » (les sociétés occidentales seraient devenus fluides et mouvantes), a acquis aujourd’hui une grande souplesse avec la mobilité géographique de ses structures de production.
De plus, « il est possible que la volatilité et les fluidités des structures de lutte soient désormais un fait irréversible et qui va même s’accentuer avec le temps », écrit Tomás Ibáñez.
Et les changements auraient également atteint l’imaginaire subversif :
« L’imaginaire anarcho-syndicaliste se basait sur la conviction que les travailleurs seraient les protagonistes d’une révolution sociale qui s’annonçait comme inévitable et qui était appelée à embrasser la totalité de la société. Aujourd’hui, cette conviction a déserté presque complètement l’imaginaire populaire, et la perspective d’une révolution sociale faite par le prolétariat a perdu toute crédibilité. L’imaginaire subversif actuel a dit non seulement adieu au prolétariat comme sujet révolutionnaire, mais il a également abandonné la révolution pensée comme un événement brusque situé à l’horizon d’un trajet qui n’a de sens que si on tend vers lui. Pour le nouvel imaginaire subversif, il n’existe plus un sujet révolutionnaire clairement défini, et la révolution a cessé d’être un événement et un but situés dans le futur pour devenir une dimension qui se trouve présente dans chaque action pouvant grignoter un espace à la domination et réussir à subvertir un dispositif de pouvoir. »
Par là, apparaissent des lignes de réflexion qui permettront à notre voyageur de se faire une idée des tout derniers enjeux ; il pourra se familiariser avec des formulations inédites, entrer dans des débats que certains pensaient définitivement clos comme le caractère obligatoirement émeutier des insurrections ou celui d’une révolution sociale copiée sur le modèle des précédentes ; de même, la nécessité de la violence sera contredite par l’irruption de pratiques de désobéissance civile, notion qui se décline en désobéissance pacifique, en action directe non-violente, en insurrection pacifique, etc.
Mais notre voyageur restera quand même insatisfait, l’attention occupée par des bribes de conversation, distraite par des pioches théoriques çà et là, par des débats sur la question sociale abordés puis vite abandonnés. Il lui manquera une idée d’ensemble ; il lui manquera une clé unique qui éclairerait le spectacle en mouvement.
De clé, il comprendra, désappointé, qu’il n’y en a sans doute pas. Il n’en poursuivra pas moins sa quête, mû par le besoin de savoir, le besoin de vérité.
Ainsi, à l’écoute des événements récents, notre voyageur a-t-il retenu que, en mai 2011, à la Puerta del Sol, en Espagne, des « indignés », parmi lesquels se trouvaient des anarchistes, déclaraient :
« Nous sommes ici car nous voulons une société nouvelle qui fasse passer la vie avant les intérêts économiques et politiques. »
Il y eut là comme une prise de conscience relativement inédite d’une génération qui adoptait une attitude moins précisément ouvrière, ouverte à un échantillon large de population et s’exprimant avec force devant ce capitalisme en évolution.
Ce que reprend, quelque peu différemment, Dimitris Dimitriadis, écrivain et poète grec, dans un article de début juin 2012 intitulé « La conscience historique » :
« Lorsque l’économique devient le facteur dominant, il supprime toute autre dimension qui n’est pas la sienne, en premier lieu la dimension politique – et par politique on entend la réflexion sur la communauté humaine et les efforts de l’invention pour rendre cette communauté le mieux possible vivable, en posant toujours les questions les plus osées et les plus fertiles, donc en pratiquant la recherche de l’inconnu. »
Bien que les anarchistes se plaisent à retrouver leurs pratiques dans les mouvements sociaux, il n’y a rien, dans ces deux citations, de spécifiquement anarchiste ; seulement cet air de famille face aux troubles économiques de notre temps. Et, si nous acceptons l’idée que le capitalisme reste fondamentalement ce qu’il est, on remarquera qu’il a par contre formellement évolué ; par exemple, dernièrement, avec l’extension extravagante de son aspect strictement financier.
Mais entre en jeu une autre notion, pointée par Tomás Ibáñez, celle de société-réseau, reprise également par J. Wajnsztejn et C. Gzavier dans la Tentation insurrectionniste (p. 16). Pour ces derniers, il semble qu’il y ait une sous-estimation de « la force d’un capital restructuré dans sa forme réticulaire ».
De son côté, Philippe Coutant, dans un article à paraître, se focalise, lui, sur la notion de « capital humain » développée par les économistes libéraux, et plus particulièrement par les adeptes du néolibéralisme d’aujourd’hui et du capitalisme globalisé ou mondialisé. Il s’agit pour eux de faire entrer la vie quotidienne dans l’économie − ou, mieux, de faire entrer l’économie dans la vie quotidienne −, c’est-à-dire d’y introduire les liens familiaux, les relations affectives, la scolarité, le nombre d’enfants, notre retraite, notre fin de vie et même la pratique des dons d’organes.
Ce que développe par ailleurs Tomás Ibáñez dans Libre Pensamiento :
« De la sorte, par exemple, dans la sphère professionnelle, le capitalisme cherche à tirer profit de toutes les facettes de la personne embauchée, il ne se borne pas à utiliser ses habiletés techniques ou sa force de travail, mais il tente de mobiliser la totalité de ses ressources, c’est-à-dire ses motivations, ses désirs, ses angoisses, ses ressources cognitives et ses liens affectifs pour obtenir de plus forts rendements. Alors que, hors de la sphère proprement professionnelle, ce sont toutes les activités que le travailleur réalise en marge de son poste de travail qui sont instrumentalisées par le capitalisme pour qu’elles produisent des bénéfices, que ce soit dans le domaine de la santé, ceux de l’éducation, des soins, du loisir, pour ne pas citer, bien entendu, le tourbillon de la consommation. Ce n’est pas l’économie qui est capitaliste, c’est toute la société, et c’est notre propre vie qui est prise dans sa logique, ses paramètres et ses valeurs. »
Dans ce sens il est nécessaire de mentionner le travail gigantesque, bénévole et gratuit exécuté par les tenants de l’« open source », ces logiciels non propriétaires soumis à une licence de propriété ouverte à tous. Sans eux, le capitalisme n’aurait pu étendre dans tous les recoins de la société son emprise tentaculaire, ce qu’il fit malgré eux.
Notre voyageur en déduira qu’il faut être très attentivement à l’écoute du présent.
À l’écoute du présent, à l’écoute de nouvelles analyses comme celle du concept de domination qui devient sous la plume d’Uri Gordon, dans son Anarchy alive ! (p. 54), un générique associé évidemment à la soumission d’un côté et à la résistance de l’autre :
« L’aspect le plus saillant de cette nouvelle formulation à la généalogie hybride est peut-être l’élargissement de ses objectifs. La résistance à l’État et au capitalisme s’est généralisée en une résistance à toutes les formes de domination à l’œuvre dans la société. »
À la domination actuelle, à une « oppression simultanée », s’oppose une « résistance généralisée » ou plutôt des résistances qui ont un « air de famille » mais qui sont différentes.
Il s’agit dès maintenant de mettre à bas toutes ces relations de domination et non de dire simplement : « À bas le pouvoir ! » ou « Le pouvoir est maudit », comme l’écrivait Louise Michel.
Déjà Tomás Ibáñez avait abordé la question avec le souhait de désacraliser le concept de pouvoir et plus particulièrement celui du pouvoir politique ; et ce en montrant « l’inévitabilité du pouvoir politique » et la nécessité de rechercher à mettre en place un « pouvoir politique libertaire ».
Pour lui, le pouvoir, c’est simplement la capacité de. Cela n’avait pas de sens que de vouloir supprimer le pouvoir ; et « parler d’une société sans pouvoir constituait une aberration ».
« À partir de l’instant où le social implique nécessairement l’existence d’un ensemble d’interactions entre plusieurs éléments […], il y a inéluctablement des effets de pouvoir… »
Uri Gordon, lui, reprenant le vocabulaire de l’écoféministe Starhawk, décline le pouvoir de en pouvoir sur et en pouvoir parmi.
Pouvoir de ou capacité de s’équivalent. Le pouvoir sur, c’est la domination, et le pouvoir parmi se rapprocherait d’un pouvoir libertaire.
Quant au pouvoir de, au pouvoir sur, au pouvoir parmi, à l’intérieur des organisations libertaires, nous pouvons rejoindre la grande lucidité d’un Bookchin qui, par ailleurs, s’avançant sur un autre terrain, écrit, cité par Uri Gordon (p. 86) :
« Une approche sérieuse du leadership doit reconnaître la réalité et l’importance cruciale des leaders. Et ce, a fortiori, afin d’établir les structures formelles et les régulations grandement nécessaires pour contrôler et atténuer efficacement les activités des leaders voire les retirer du circuit. »
Un nouveau regard sur le monde
De même que le capitalisme s’est globalisé, mondialisé, structuré en réseaux de façon telle qu’il est de plus en plus difficile de trouver des responsables au malheur du monde, de même l’État n’est plus exactement ce monstre froid au-dessus de la société.
Selon J. Wajnsztejn et C. Gzavier, c’est un État en crise « en sa qualité d’État-nation et en sa qualité d’intégrateur et de pacificateur social » (p. 42). Ainsi peut-on de moins en moins parler d’État-providence. Ils ajoutent (p. 43) :
« L’État-nation devient un État-réseau dans lequel les institutions se sont résorbées ou s’autonomisent afin de prendre des formes plus contractuelles, plus flexibles, se calquant sur le modèle du marché. »
Et nos deux auteurs continuent :
« L’État est donc devenu très fort en tant qu’ “État du capital” à l’intérieur d’une société capitalisée qui n’a pu s’instaurer qu’après une véritable révolution du capital, une révolution qui n’est pas seulement économique, mais aussi anthropologique. Ce qui en découle est une situation de pacification sociale d’autant plus accomplie qu’elle est capable de réaliser la fin de la séparation entre État et société civile au sein de la société capitalisée. »
La paix sociale, c’est un rôle que s’attribue l’Ėtat, un rôle d’arbitre pour maintenir l’« ordre symbolique de la société » ; un Ėtat, instance prétendument neutre qui se veut en dehors ou au-dessus de la mêlée générale.
Mais l’Ėtat, à n’en pas douter, n’est lui-même que partie prenante du système, avec entre autres sa bourgeoisie d’Ėtat et avec ses dirigeants politiques. Il fonctionne de fait comme un « instrument » de la domination de classe et il sert fondamentalement les intérêts de la classe dominante.
C’est ce que développe Alain Bihr dans Rapports sociaux des classes. Il rajoute, ce que beaucoup refusent de voir, qu’une bourgeoisie d’État est complice du passage des services publics en services privés.
Ainsi, SNCF, Poste, électricité, hôpitaux, etc., en se privatisant, en alignant leur gestion sur les entreprises privées, font apparaître le visage d’un capitalisme dont le propriétaire est l’État alors qu’une troisième voie serait possible par une municipalisation, une collectivisation autogestionnaire, etc.
Et, après avoir analysé la société en un ensemble segmenté, hiérarchisé et conflictuel, Alain Bihr note que « la lutte des classes n’est que rarement une guerre de classes ». Espace ouvert à d’autres moyens de lutte car, si le conflit n’est pas la guerre, il y a cependant choc, possibilités de violence et de désordre ; du moins pour nombre de gens.
Pour autant, pacifistes et non-violents devraient voir là un lieu de combat à ne pas négliger, mais il est à remarquer que les militants de la non-violence, pour la plupart, se recrutent essentiellement dans la classe petite-bourgeoise.
Prendre les armes
Notre voyageur, toujours attentif, constatera donc qu’il n’y a pas de consensus chez les anarchistes − sauf, à n’en pas douter, quant à l’éducation toujours mise en avant − sur les moyens pour changer le monde : un désaccord persiste tant sur l’emploi de la violence que sur l’efficacité de l’action non-violente ; il y a seulement une entente provisoire quant à la « diversité des tactiques » : chacun devant pouvoir « disposer d’un espace pour réaliser ses plans ».
Ainsi, trois attitudes pourraient être définies : les partisans de la violence, les partisans de la non-violence et une position de quasi-neutralité, celle de militants qui disent « n’être pas violents » sans pour autant trop préciser ce qu’il en est.
De fait, si les anarchistes dans leur grande majorité ne sont pas spontanément violents, ils peinent à s’engager dans une action résolument pacifique comme s’ils craignaient de s’amollir, de perdre leur « virilité » militante, quand bien même, de fait, ils participent régulièrement à nombre d’actions sans violence.
Dans une « Étude comparée du lexique militant et militaire » Irène Pereira écrit :
« Il peut être exact qu’un certain nombre de militants ne se reconnaissent pas dans un paradigme guerrier à partir du moment où il ne s’agit pas pour eux de se situer dans une logique de conflit avec d’autres acteurs, mais d’une recherche de coopération entre acteurs. »
Irène Pereira rajoute :
« On peut néanmoins se demander si cette inflation de métaphores militaires ne correspond pas non plus à une tendance du militantisme au virilisme, à la valorisation d’une image du masculin dans ce qu’elle a de plus guerrière. On peut ainsi percevoir chez certains militants un plaisir à jouer aux tacticiens, voire à incarner des stratèges… »
On notera cependant, depuis quelque temps, que sont naturellement intégrés au vocabulaire militant des termes comme « désobéissance civique ou civile », « guérilla gardening » et « non-violence », termes qui font intégralement partie d’un vocabulaire de combat proche souvent du vocabulaire de guerrier.
Il est certain qu’il y a grande peine à se dégager de la culture de la violence, de son imprégnation sur les esprits et que, même chez les plus fervents adeptes de la non-violence, le risque d’ambiguïté est important. C’est ce que montre Jean-Pierre Barou, ancien de la Gauche prolétarienne, dans une plaquette : le Courage de la non-violence, et qui semble reprendre avec délectation l’injonction de Gandhi :
« Je crois en vérité que, s’il fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence. »
On est loin de la citation d’Irène Pereira quand elle écrit que certains militants préféreraient la « recherche de coopération entre acteurs » plutôt que le conflit.
Or le conflit fait partie de l’action non-violente
Donc, notre voyageur pourra penser que perdurent ainsi, sans que cela soit bien compris, un poids historique du vocabulaire, une mythologie, et pour certains comme une mystique de la violence telle que l’exaltèrent les futuristes italiens, mystique qui fit son chemin par ailleurs dans le mouvement social et syndicaliste.
Nous pourrions sans doute nous attarder à analyser les nombreux aspects de la violence. Citons rapidement : la violence défensive (simple nécessité de survie), la violence sacrificielle (surplus de générosité ou simple mysticisme), la violence libératrice (voir Frantz Fanon), la violence cathartique (mise au jour des humiliations et des souffrances), la violence révélatrice (en provoquant la répression policière pour dévoiler la véritable nature du pouvoir de l’État), la violence exaltée, quasiment religieuse (le niveau de violence ne constituant pas pour autant l’expression d’une plus ou moins grande radicalité, une certaine véhémence donnant bonne conscience), la violence populaire et historique, etc. Chaque aspect mériterait un traitement à part en se gardant de jugements par trop moraux et définitifs.
Selon Gordon, donc (p. 114), « l’anarchisme (qui a eu un passé violent) a resurgi, après une longue période d’hibernation, dans un environnement politique où un ethos de non-violence était alors dominant », où l’importance fut donnée à une certaine forme d’action, ce qu’il nomme une « politique préfigurative » (voir le chapitre 2 de son livre).
Ce que semble vouloir dire autrement Tomás Ibáñez. Pour lui, la préfiguration de l’organisation à venir n’aura d’existence que si elle sait s’appuyer « sur le nouvel espace alternatif qui se crée ».
Il s’agit alors de repenser la stratégie du changement social, nécessité fondamentale pour atteindre des objectifs révolutionnaires en anticipant la société vers laquelle on veut se diriger. De son côté, et à cette fin, Gordon cite (p. 64) Emma Goldman (Ma désillusion en Russie) :
« Toute l’expérience humaine enseigne que les méthodes et moyens ne peuvent être séparés de l’objectif final. Les moyens employés deviennent, par les habitudes individuelles et la pratique sociale, partie intégrante du but ; ils l’influencent, ils le modifient et, bientôt, objectifs et moyens deviennent identiques. […] Les valeurs éthiques que la révolution doit établir dans la société nouvelle doivent être semées dans les activités révolutionnaires de la soi-disant période de transition. Cette dernière peut constituer un véritable pont, fiable, vers une vie meilleure à condition d’être construite du même matériau que la vie que l’on désire. »
Et notre voyageur s’étonnera encore qu’Uri Gordon s’en réfère à Gandhi (p. 65) comme s’il allait de soi que ce dernier était anarchiste. Il y a là un glissement − ressemblant encore à une récupération − qui peut troubler le lecteur non averti. Il faudra revenir sur cette question.
Quant à qualifier, comme il le fait, Tolstoï de partisan de la non-violence, c’est anticiper sur l’évolution du vocabulaire. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a une continuité spirituelle de Tolstoï à Gandhi, qui échangèrent une correspondance. Tolstoï était partisan de la « non-résistance au mal par la violence » inspirée du Sermon sur la montagne, comme le furent également des anabaptistes adeptes de la confession de foi dite de Schleitheim. À quoi il faut rajouter, pour Tolstoï, le contact étroit avec les doukhobors qui pratiquaient un christianisme « authentique » éloigné des institutions ecclésiales et étatiques.
Et notre voyageur comprendra, après avoir réfléchi aux différentes formes de violence citées plus haut, que la lutte armée peut être un moyen efficace pour conquérir le pouvoir politique et économique car « le pouvoir est au bout du fusil ». Mais il aura appris que, pour les anarchistes, il s’agit de « changer le monde sans prendre le pouvoir », du moins un certain pouvoir politique. Cela par des moyens cohérents avec une pensée libertaire. Car l’expérience a montré que toute action armée, le plus souvent, finit par s’autonomiser et échapper au contrôle de la société civile.
Par ailleurs, le prix à payer en vie humaine peut donner à réfléchir. Paulo Paranagua, dans un article du Monde du 27 octobre 2012, « Les espoirs de paix en Colombie », écrit que ce conflit long d’un demi-siècle aurait fait 5 millions de victimes, dont 600 000 personnes assassinées imputables tant aux guérillas qu’aux milices paramilitaires d’extrême droite.
L’attention de notre voyageur sera attirée également par le fait que la victoire par les armes, suite à une insurrection, ne débouche pas pour autant sur la liberté ; que le vainqueur, le pouvoir en main, peinera à le rendre.
Dans l’Histoire, Cincinnatus reste un exemple rarissime !
De plus, pour nombre d’entre nous, l’insurrection généralisée ne reste-t-elle pas une nostalgie persistante ? Sans doute, et les insurrections arabes sont venues récemment raviver nos désirs. Pour autant, des perspectives révolutionnaires traditionnelles comme le « Grand Soir », la « prise du palais d’Hiver », la « grève générale révolutionnaire », etc., sont-elles encore envisageables aujourd’hui ?
« Il n’y a plus de forteresse à prendre ou à assiéger, ni au niveau économique (les anciennes forteresses ouvrières ont été démantelées) ni au niveau politique. On n’en est plus non plus à la grande grève générale des syndicalistes révolutionnaires et autres anarcho-syndicalistes. La question que nous nous posons aujourd’hui, et beaucoup d’autres avec nous, est : d’où peuvent surgir les nouvelles formes de conflictualités dans une société capitalisée qui semble avoir digéré ses anciennes sources d’antagonisme mais qui bute sur des obstacles ou des limites qui ne sont pas directement producteurs de nouvelles sources d’antagonisme (climat, environnement, ressources naturelles épuisables) ? », écrivent J. Wajnsztejn et C. Gzavier dans la Tentation insurrectionniste (p. 63).
Oui, une certaine mythologie révolutionnaire n’a-t-elle pas du plomb dans l’aile ? Ne faut-il pas remettre à plat nos certitudes ? Et notre voyageur commencera à imaginer que l’insurrection des masses ne signifie pas automatiquement l’utilisation de la violence armée.
Toujours dans la Tentation insurrectionniste, page 7, les deux auteurs font la différence entre insurrectionnisme et insurrectionnalisme.
« Par pratique insurrectionnelle, nous entendons l’activité révolutionnaire qui entend prendre l’initiative dans la lutte et qui ne se limite pas à attendre ou à définir des réponses défensives aux attaques par les structures du pouvoir. »
La notion d’insurrectionnisme est italienne et, nous semble-t-il, a pour origine l’auteur de la Joie armée : Alfredo Maria Bonanno. Notion battue en brèche dans une note au bas de la page 8 de la Tentation insurrectionniste, par un internaute anonyme sur Rebellyon Info, le 5 novembre 2008 :
« Aujourd’hui, une poignée d’autonomes et d’anars nourris à l’insurrectionnisme le plus naïf font quasiment office de porte-parole autoproclamés des idées libertaires, et tout le monde semble d’accord pour qu’ils continuent leur petite entreprise de sabotage inconscient. On entend qu’eux dans les médias alternatifs avec leurs “hauts faits d’armes” et leurs “barricades héroïques” qu’ils ont dressées là où la domination les attendait depuis des mois. Jusqu’au prochain contre-sommet où ils nous remettront une couche de “faut tout péter” sans en avoir jamais les moyens.
« C’est quoi ces types ? C’est quoi leur but ? Se construire leur propre mythe ? À qui, à quoi servent réellement leurs “actions” ? Quels enseignements en tirent-ils ? Qu’ils sont les superwarriors/résistants de l’époque ? Pour moi, c’est juste une version viriliste du Bisounours qui croit encore naïvement que ces démonstrations sont “de force” alors qu’ils sont pilotés et/ou canalisés depuis des plombes par leurs adversaires. (Eh non ! Ce n’est pas défaitiste de considérer la puissance adverse comme énorme.) Dans cette société de contrôle que nous dénonçons quotidiennement, oui, l’adversaire est tout-puissant et nos marges de manœuvre faibles et particulièrement “risibles” sur le terrain de la confrontation par la force. »
Ouverture
Avoir bien pris conscience que la force violente de nos adversaires est démesurée n’empêchera pas de chercher la faille dans l’armure. Il sera préconisé par certains de ne pas aller sur le terrain où nous attend l’adversaire mais d’inventer d’autres armes en activant notre imagination créatrice.
Aujourd’hui, comme le montre l’actualité des luttes, des expériences, décrites par ailleurs, se déploient et se cherchent.
Un exemple : Sandrine Morel, dans le quotidien le Monde du jeudi 30 août 2012, note que, en Andalousie, « les actes de désobéissance civile se multiplient à mesure qu’augmente le sentiment d’injustice » : campagnes d’expropriation visant à redistribuer la terre aux paysans, autoconstructions de logements sociaux, occupations illégales d’immeubles à l’abandon, distribution de produits de première nécessité prélevés directement dans des supermarchés, refus de médecins et d’infirmiers de ne pas soigner des immigrés sans papiers, marches ouvrières, etc. Pouvons-nous voir là des signes annonciateurs ?
Nous nous plaisons à l’espérer, et il a été écrit en d’autres publications que les anarchistes devenaient de plus en plus sensibles à la notion de désobéissance civile, privilégiant ce terme à celui d’action directe non-violente, étant bien entendu − mais pas pour tout le monde − que la désobéissance civile n’est en rien synonyme de non-violence. Préfiguration du futur ? Air du temps ? Mode ?
Aussi notre voyageur ne sera-t-il pas étonné que se soit tenue, au Centre international de recherche sur l’anarchisme de Marseille, le samedi 6 octobre 2012, une causerie animée par Jean-Jacques Gandini (avocat) et Annick Stevens (philosophe), tous deux membres du collectif de la revue Réfractions. Le titre en était « Désobéir à la loi : au nom de quoi ? Pour quels résultats ? »
« Nous proposons de faire le point sur l’évolution de ces affaires, de présenter les instruments juridiques utilisés et leurs issues possibles, d’évaluer aussi quelle solidarité peut être utile pour les inculpés.
« D’autre part, il nous semble aussi intéressant de réinterroger la notion de désobéissance civile, pour préciser ce qui la distingue de n’importe quelle infraction à une loi. Il est bien connu qu’elle se caractérise par une critique politique, par une mise en question de la légitimité d’une loi. Une telle mise en question possède à la fois un volet politique et un volet philosophique : qu’est-ce qui donne la légitimité à un pouvoir instituant, de telle sorte qu’il faille obéir à ses lois ? Et d’où viennent les valeurs au nom desquelles une loi est estimée injuste, indigne, inacceptable ? Mais aussi : pourquoi les actes de désobéissance politique sont-ils si rares, pourquoi tant de soumission et de respect ? »
Nous pouvons voir là une certaine continuité libertaire quand on sait que Léon Bazalgette (« Je suis plutôt anarchiste », disait-il à Henri Guilbeaux) publia, sous le titre de Désobéir, en 1921, chez Rieder à Paris, la première traduction de Civil Disobedience de Thoreau. Continuité libertaire qui s’appuie sur l’actualité.
Ainsi, notre voyageur pourra voir qu’à mi
– chemin entre l’anarchisme et la non-violence se trouve la désobéissance civile ; désobéissance qui porte en elle les germes d’un anarchisme qu’il ne s’agirait peut-être que de développer pour ouvrir un autre futur.
Puis la réflexion pourra se continuer avec Crack capitalism, un bouquin de John Holloway récemment traduit.
D’après lui, si, par le passé, des révolutionnaires ont estimé que la prise du pouvoir de l’État par la violence ou tout simplement par l’électoralisme pouvait s’ouvrir vers une société socialiste, c’est en vain car le capitalisme s’est insinué partout. Et les quelques expériences libertaires à voir le jour ont été détruites par la répression. Que faire maintenant ? Car, pour John Holloway, le problème de la révolution demeure plus urgent que jamais.
Il propose « un renversement de la perspective révolutionnaire traditionnelle qui, elle, met d’abord en avant la destruction du capitalisme et en seconde position la construction d’une société nouvelle. » Et, en résumé, il prône de rompre et d’unir dans un même mouvement le refus et la création. Il développe un éloge de la « brèche » et la pratique d’un « autre faire »…
Nous te saluons camarade voyageur, ne cours pas plus loin, un monde nouveau est là devant toi !
André Bernard & Pierre Sommermeyer
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Biblio
– Jean-Pierre Barou, le Courage de la non-violence, Indigène édition, 2012.
– Alain Bihr, les Rapports sociaux de classes, éditions Page deux, collection « Empreinte », 2012.
– Hellena Cavendi, Un air de liberté, Chant d’orties éd., 2012.
– Dimitris Dimitriadis, « La conscience historique », http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/010612/grece-la-conscience-historique, 1er juin 2012.
– Uri Gordon, Anarchy alive ! Les politiques antiautoritaires, de la pratique à la théorie (traduction de Vivien Garcia), Atelier de création libertaire, 2012.
– John Holloway, Crack capitalism, 33 thèses contre le capital, Libertalia éd., 2012.
– Tomás Ibáñez, Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, Rue des Cascades éd., 2010.
– Tomás Ibáñez, « L’anarcho-syndicalisme face au défi de sa nécessaire transformation », Libre Pensamiento, n° 67, printemps 2011.
– Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social – insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur, Atelier de création libertaire, 2007.
– Irène Pereira, « Étude comparée du lexique militant et militaire ». On pourra consulter : http://iresmo.jimdo.com/2012/08/24/vocabulaire-militant-et-vocabulaire-militaire/
– Michel Perraudeau, Dictionnaire de l’individualisme libertaire, Éditions libertaires, 2011.
– J. Wajnsztejn et C. Gzavier, la Tentation insurrectionniste, Acratie, 2012.
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