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La brutalité au pouvoir
Réfractions N°11 automne 2003

Après l’action des intermittents du spectacle, la mort de soif de milliers de nos concitoyens vient confirmer et compléter le printemps des enseignants. On se trouve devant un paysage politico-social très différent, que le discours militant habituel, dont l’analyse repose pour l’essentiel sur un manichéisme souvent caricatural, a du mal a prendre en compte.

L’attitude des pouvoirs vis-à-vis des intermittents est révélatrice d’une modification profonde du projet politique en cours.

Jusqu’à cet été le pouvoir économique avait reconnu que les dernières années avaient été satisfaisantes du point de vue du taux de croissance, grâce essentiellement au maintien de la consommation. On pouvait, alors, se demander pourquoi donc il semblait vouloir casser la branche sur laquelle il était assis en refusant de reculer devant les dégâts financiers encourus par ses propres troupes avec l’annulation des festivals.
Cette attitude n’est pas un hasard, ou un acte de mal-gouvernance, la disparition de milliers de nos « vieux » est là pour le souligner.

Il y a, à mon avis, une réponse à cela et une conséquence : d’abord le pouvoir économique incarné par le

Medef n’est plus assis sur le rapport consommation-croissance. Le monde du Medef, c’est la Bourse mondiale et la spéculation qui va avec. De l’avis de tous ceux qui écrivent sur le fonctionnement de la finance internationale, on est sortis de l’orthodoxie comptable pour entrer dans l’irrationnel le plus absolu et, par là même, capable de création de richesses immenses et rapides.
La conséquence en est que la structure socio-économique française, dans son ensemble, apparaît comme réactionnaire et incapable de s’adapter à cette nouvelle dimension.
C’est bien ce qui ressort de cet été où les pertes financières des entrepreneurs de spectacles et des institutions qui leur sont rattachés n’ont pas été prises en compte.

Le pouvoir politique en place apparaît comme la poupée du Medef qui ne représente même plus la clientèle de la droite traditionnelle.

Ce qui est nouveau, c’est l’attitude brutale du pouvoir.
Si la CFDT s’est effectivement couchée, et ce pour longtemps, la CGT apparaît maintenant comme n’ayant plus de troupes. Elle ne peut que gesticuler, et elle le fait bien avec la complicité des médias pour qui il est plus facile et plus rassurant d’interviewer un apparatchik, passé maître dans l’art de manipuler le discours le plus démagogique que de chercher quelqu’un de « responsable » dans une coordination quelconque. Le pouvoir ne laisse plus d’espace pour négocier, indifférent qu’il est au coût des conséquences de son action.

Contrairement aux enseignants, au statut confortable quelles qu’en soient les dérives, le désespoir des intermittents les a poussés à faire payer au pays le prix fort de leur propre naufrage mis en scène par le Medef. Les moyens employés furent très différents du sempiternel défilé. À Toulouse, ils déménagèrent le mobilier de la CFDT qui se retrouva sur le trottoir : l’impact émotionnel fut très grand dans les bureaux. Une autre fois, ils prirent les chaises des bureaux de la DRAC et manifestèrent avec en ville, les utilisant à de multiples réunions en de nombreux endroits ; ils allèrent ainsi s’inscrire au casting de M6/popstar.
Partout en France, des formes nouvelles de manifestations furent inventées : ainsi des défilés avec des cris sans mots d’ordre, des « cris nus », furent poussés tous les jours à 19 h 30 devant les lieux de pouvoir.
Tout cela en vain.

L’échec des revendications enseignantes, malgré la reculade sur la décentralisation (due essentiellement à la mauvaise volonté des régions et des départements), lié à la brutalité de la retenue des jours de grève, à la fin de non-recevoir jetée à la face de ceux qui font notre culture, et la mort par desséchement de nos anciens, illustrent une nouvelle façon de gouverner.

Il apparaît donc, à mon avis, que le but recherché n’est autre que la liquidation du lien social à n’importe quel prix. De la même façon que la valeur financière d’une entreprise croît après une restructuration, la valeur en Bourse des groupes internationaux croît en fonction de leur capacité de restructurer (j’allais dire casser) les pays.

L’autre questionnement concerne la situation du prolétaire. Se trouve dans cette situation la quasi-totalité de la population, même si elle ne se reconnaît pas ou refuse de se reconnaître dans ce terme.

La définition marxienne du prolétaire n’est plus adéquate. Il ne s’agit plus de savoir si l’on a ou pas des réserves financières ou foncières permettant de vivre, mais si on a la possibilité d’échapper à la réification de la société, si on peut refuser d’être une marchandise comme une autre.
Les mots d’ordre de jadis proclamant : « Les usines aux ouvriers ! » n’ont plus de sens. La production actuelle et son mode de fabrication sont inhumains en ce qu’ils impliquent un consommateur captif et frustré. Notre société n’est plus une société de consommation mais une société de surabondance de l’offre. Il ne s’agit plus de savoir si nous consommons trop mais de connaître quelles sont les quantités de produit que nous sommes incapables de consommer. Cette situation produit une frustration sociale gigantesque qui devient pathologique. À cela les remèdes traditionnels sont à la fois l’échelle mobile des salaires et les tranquillisants médicaux et télévisuels. Nous en connaissons les valeurs
et les effets. Nous sommes tous des drogués de la croissance.

La proposition anarchiste de faire la révolution peut se révéler une illusion si elle ne prend pas en compte à la fois l’intoxication de la population et l’inhumanité du mode de production actuel.

C’est en contournant le système, en ouvrant la porte à nos facultés créatrices, à la « poiêsis », en s’inspirant des façons dont les intermittents du spectacle ont mis en scène leur combat, en introduisant subrepticement la fête dans les luttes que nous pourrons donner à entrevoir un monde possible où nos frustrations pourront laisser la place à la fraternité et au partage.