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La chute du mur

ML n°1572 (12-18 novembre 2009)

La fin du communisme et les libertaires

Le 9 novembre 1989, dans la nuit, le mur hideux qui sépare Berlin en deux s’ouvre, fracturé. Depuis déjà plusieurs mois des manifestations ont lieu en RDA, à partir des temples protestants, ultimes refuges d’une opposition dopée par l’ouverture du rideau de fer en Hongrie. Un immense espoir surgit de la fin de la séparation entre les deux Europe. Il durera quelques jours.

Les communistes et nous

La chute du Mur de Berlin plus que la fin des régimes communistes annonce la fin d’une idéologie qui pendant plus de soixante-dix ans imprégna de façon irrésistible les façons de penser comme les modes d’actions des anarchistes. Les conséquences de la victoire bolchevique d’octobre 1917 marquèrent et continuent de marquer profondément le mouvement libertaire international. La fin incontestable du communisme marxiste-léniniste marque la fin d’un voisinage, je n’ose dire d’un compagnonnage, qui naît au début des années soixante du siècle précédent. Le besoin, parmi les militants ouvriers, de se regrouper, de se sentir moins seuls, aboutit à la création de l’Association Internationale des Travailleurs, la Première. Ce sera le Manifeste communiste. Huit ans après c’est la scission. Les antiautoritaires opposés à la « participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale » sont exclus de l’organisation. Malatesta rappellera bien plus tard que « nous faisions comme eux, c’est-à-dire que nous cherchions à nous servir de l’Internationale pour atteindre nos buts de parti ».

Février 1917, la révolution russe fruit de la guerre mondiale, éclate. De nouveau les libertaires vont se trouver à côté des marxistes organisés cette fois autour de Lénine, comme de bien d’autres tels les socialistes révolutionnaires dans le camp de la révolution. Octobre de la même année voit les bolcheviques faire le coup de force et se saisir du pouvoir. La machine autoritaire se met en marche et au son d’un discours internationaliste écrase tout sur son passage. Rescapé de la déroute anarchiste, Archinoff, dans l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure dira : « L’action révolutionnaire des bolcheviks prit fin à ce moment-là et fut remplacée, consécutivement, par une activité nettement contre-révolutionnaire. »

Printemps 1936, de nouveau les libertaires sont aux côtés des communistes dans le combat contre le fascisme franquiste. Est-il vraiment nécessaire d’énumérer les noms de tous ceux, anarchistes ou autres irréductibles, qui tombèrent sous les balles des gens aux ordres de Moscou ?

Il faut, maintenant, laisser dans les pages qui suivent la place à des extraits d’une revue francophone, Iztok (Est en vieux slavon), dont la totalité se trouve sur l’excellent site web La presse anarchiste. Il s’agit d’abord de rappeler quelques faits de résistance au rouleau compresseur stalinien, puis d’aborder l’analyse de ce qu’est l’URSS après Staline. Enfin Nicolas Trifon qui a participé à cette revue fait le point sur la situation actuelle à l’Est dans une interview initiée par le webmestre du site cité plus haut et développée plus avant. Je ne peux qu’inviter les lecteurs, anarchistes ou pas, à aller lire en ligne cette revue si intéressante et si méconnue.

Les anarchistes sans les communistes

Aujourd’hui la place est libre. Pourtant, vingt ans après cet événement déterminant il semble que dans l’imaginaire anarchiste rien ne se soit passé, ou plutôt que cette disparition n’aie donné lieu à aucune célébration, réflexion, explosion de joie quelconque.
En disparaissant du panorama idéologique, le communisme « marxiste léniniste » aurait dû laisser la place nette, par défaut, aux idées libertaires. Cela ne s’est pas passé ! Il faudrait se demander pourquoi ? Il importe d’analyser quels sont ces sédiments que la marée stalinienne a laissé derrière elle et mettre en lumière le rôle qu’ils jouent tant dans la vie intellectuelle que politique ou socio-économique.

Cette « disparition » ne touche pas l’anarchisme en tant que tel, autant pour des raisons liées à sa structure théorique multi-origines qu’à son incarnation de l’activité spontanée de la libération humaine.

Aujourd’hui encore beaucoup d’entre nous se retrouvent dans les écrits des anciens, au risque d’oublier que notre société est devenue non pas fondamentalement différente mais bien plus complexe qu’elle ne l’était alors. La mondialisation a fait éclater les cadres anciens. L’apparente dissolution du rôle historique du prolétariat joue un rôle déterminant dans la passivité des partis et syndicats face à la crise. Cela pose un problème de fond auquel il faudra bien se confronter. De même il nous appartient, il est de notre devoir, tout en se battant pour notre quotidien, de comprendre, de démonter, de démystifier cette utopie consumériste que la publicité de façon si convaincante nous propose de réaliser.

Les anars en URSS de 1921 à 1937

Après 1921, toute propagande anarchiste est sévèrement réprimée mis à part quelques exceptions tolérées par le régime pour se donner une image « libérale » : les librairies et les éditions « Golos Trouda » de Moscou et Petrograd, la « Croix Noire » et le musée Kropotkine. Mais il y a encore quelques tentatives d’activité clandestine qui seront rapidement découvertes par la Tcheka. Les dernières traces de groupes clandestins ne dépassent pas 1 925. Quelques-uns ont agi en 1922 et en 1923 à Petrograd et Moscou. En 1924 un autre groupe anarchiste assez actif existe encore à Petrograd parmi les ouvriers, mais il doit cesser son activité quand son existence est découverte. Dès 1925, la propagande clandestine est le fait d’individus et non de groupes. Cette très faible propagande semble avoir eu des résultats. La vague de grèves qui secoue Moscou et Petrograd en août et septembre 1923 est due en grande partie aux mencheviks, mais dans plusieurs cas aux anarchistes.

Si les institutions anarchistes tolérées nommées plus haut ont encore une petite activité légale et si elles sont maintenues, c’est que le régime y trouve son intérêt. Elles n’existent qu’à Leningrad et Moscou, vitrines de l’URSS vers l’étranger. En province rien n’est possible, la littérature anarchiste tolérée à Moscou y est interdite. Mais ces institutions légales vont peu à peu, avec l’affermissement du pouvoir de Staline, devenir inutiles. La « Croix Noire » est dissoute en 1925 et ses principaux animateurs sont emprisonnés. Les librairies de Moscou et Leningrad sont fermées en 1929, au cours d’une vague d’arrestations qui frappe les milieux anarchistes. Le musée Kropotkine ferme en 1938, à la mort de sa veuve.

Quand les communistes exploitent l’affaire Sacco et Vanzetti pour leur propagande antiaméricaine, certains anarchistes russes dénoncent cette manœuvre du régime. L’anarchiste Warchavski est emprisonné car il possède des brochures qui dénonçaient cette exploitation. Nicolas Beliaief, anarchiste déporté au Turkestan se retrouve en Sibérie pour avoir protesté parce qu’un camp d’aviation militaire de la région avait été baptisé de leurs noms. Il a dû y avoir de nombreuses autres actions individuelles, comme celle d’Ivan Kologriv, un docker anarchiste condamné en 1930 pour agitation antimilitariste.

Dans les prisons et dans les camps

Du fait du système répressif mis en place par les communistes, la plus grande partie des anarchistes actifs s’est retrouvée en prison, en déportation ou en relégation. Et là ils ont continué à lutter. Ils vont participer, avec les courants socialistes de la Révolution, socialistes révolutionnaires et sociaux-démocrates, à la lutte pour conserver les avantages du statut de prisonnier politique hérité du tsarisme : pas de travail forcé, correspondance libre, circulation libre dans le camp à toute heure du jour et de la nuit.

En décembre 1923, alors que l’archipel des îles Solovki est coupé du reste du monde par l’hiver, quelques avantages sont supprimés : limitation de la correspondance et d’autres petites choses et surtout interdiction de sortir des bâtiments après six heures du soir. En guise de protestation, des volontaires socialistes-révolutionnaires et anarchistes doivent sortit dès le premier jour après six heures. Mais avant même l’heure du couvre-feu, les soldats tirent sur les prisonniers qui se trouvent dehors. Il y a six morts et plusieurs blessés. Mais après cet « incident », le régime politique est maintenu. Fin 1924, de nouvelles menaces pèsent sur le statut politique. Toutes les fractions politiques s’entendent de nouveau pour demander l’évacuation de l’archipel avant l’arrêt de la navigation sinon une grève de la faim collective aura lieu. Moscou repousse l’ultimatum et la grève commence. Toutes les personnes valides la font. Après quinze jours, des dissensions apparaissent. Un vote secret se prononce pour l’arrêt de la grève. Ce n’est pas une victoire, mais ce n’est pas une défaite : le régime politique est maintenu.

Au printemps 1925, les Solovki sont évacuées. Les anciens (délégués) sont internés à l’isolateur de Verkhné-Ouralsk. Les attaques contre leurs « libertés » se font plus précises : la circulation entre les cellules est interdite, les anciens sont réélus mais ils ne peuvent plus entrer en contact avec les autres cellules. Vers 1928, une autre grève de la faim a lieu. Mais l’atmosphère n’est plus la même que pour la précédente, et après un passage à tabac des grévistes par les gardiens, le mouvement s’arrête.

La dernière grève de la faim collective des prisonniers politiques des Solovski aura lieu début janvier 1937 à l’isolateur de Iaroslav. Après 15 jours de grève, ils sont nourris artificiellement. Ils obtiennent quelques avantages qui leur seront repris en quelques mois. C’est la dernière manifestation collective des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires et des autres socialistes emprisonnés après la révolution. Les purges staliniennes décimeront ces vétérans.

De la nature du régime soviétique

Depuis 1948, Cornélius Castoriadis, tout d’abord au sein de la revue Socialisme ou Barbarie puis seul, a mené une réflexion de fond sur la nature du régime soviétique et de la bureaucratie. Communiste critique au départ de sa réflexion, le développement de ses analyses l’a progressivement éloigné du marxisme-léninisme, puis du marxisme. Aujourd’hui, les idées qu’il a toujours défendues (la bureaucratie comme classe dominante, le système soviétique comme capitalisme bureaucratique, le soi-disant « socialisme » comme système d’oppression et de répression…) semblent des lieux communs. Il faut se rappeler qu’elles ont été élaborées en grande partie à la fin des années quarante et dans les années cinquante, à une époque où le PC exerçait en France un quasi-monopole sur la pensée « de gauche » et où toute critique de l’URSS ne pouvait qu’être de droite.

Les analyses de Castoriadis ont été développées sans aucun lien, à ma connaissance, avec la pensée anarchiste. Elles ont ceci de particulier cependant qu’elles ne sont à aucun moment en contradiction avec les idées libertaires. Cela suffit à expliquer l’influence qu’elles peuvent avoir dans le mouvement.
Dans son livre Devant la guerre Castoriadis rompt avec ce schéma, et la thèse avancée est très neuve : les analyses sur la bureaucratie conviennent parfaitement pour la totalité de la société à l’époque stalinienne. Depuis, l’armée considérée comme corps social a pris une place prépondérante (économique, politique, idéologique) en URSS et le système bureaucratique « classique » a été relégué au secteur civil de la société, dans un rôle d’application essentiellement et non plus de décision. Aujourd’hui, l’URSS est séparée en société militaire et société civile, avec prépondérance de la première sur la seconde, mais sans que ce soit l’armée qui soit directement au pouvoir.

Il est intéressant de voir comment Castoriadis en est venu à postuler une dichotomie de la société russe. En s’interrogeant sur la puissance réelle de l’armée russe, il s’est aperçu que tout ce qui la concerne (matériel, organisation, transmission…) est qualitativement différent de ce qui existe dans la société civile. La bureaucratie vit sur un trucage général des chiffres toujours surévalués, surévaluation qui se répercute à tous les niveaux quant à la quantité et à la qualité des matières premières, sources d’énergie, produits et biens manufacturés, services. Des problèmes d’organisation (circuits de distribution par exemple) amplifient encore le phénomène. Enfin les travailleurs eux-mêmes, face à leurs mauvaises conditions de vie et de travail, travaillent le moins possible.

Le secteur militaire, par contre, est très performant. L’armement soviétique (chars, avions, missiles, navires) est équivalent en qualité à son homologue occidental. La recherche spatiale, la technique informatique, la technologie en général de l’armée russe sont elles aussi à un niveau équivalent. L’idée du retard des Soviétiques dans le secteur militaire provient du fait qu’on assimile la production civile de mauvaise qualité à la production militaire.
Castoriadis fait le contraire. Partant de la bonne qualité de tout ce qui est produit dans le secteur militaire contrastant avec l’incurie du civil, il postule qu’il existe un complexe militaro-industriel qui fonctionne uniquement pour l’armée, et d’une façon qualitativement différente de l’industrie civile.

Cette « militarisation » de la société est très profonde et très différente de ce que l’on peut entendre habituellement par ce mot. Il ne s’agit pas de la prise en main de l’administration civile par l’appareil militaire ni d’une influence profonde de ce même appareil sur l’éducation, la culture (le politburo, véritable centre du pouvoir en URSS, est composé en grande majorité de civils). Mais la politique générale du pays, intérieure comme extérieure, est définie et appliquée en fonction des intérêts de l’armée. Le Parti n’est plus réellement prépondérant en URSS car l’idéologie communiste est morte dans ce pays : plus personne n’y croit, ni hors, ni dans le Parti.

Le moteur de la société n’est plus une société sans classe idéale qu’il faut atteindre le plus tôt possible, mais l’aspiration à étendre l’empire soviétique au maximum.

C’est le seul but qui reste au régime, et c’est pourquoi l’armée avait pris cette importance et sous le nom d’armée russe l’a gardée depuis.

Pierre Sommermeyer